Sylvie Mathé, 2022
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© Jean-Denis Diener
1C’est dans son appartement, au cœur d’Aix-en-Provence, que Sylvie Mathé nous a reçues pour cet entretien, en une jolie journée d’avril 2024. Depuis sa terrasse, les toits du vieil Aix rosissaient au soleil tandis que nous évoquions une carrière placée sous le signe des échanges transatlantiques: tombée sous le charme des États-Unis lors de son année de terminale passée dans l’Illinois grâce à une bourse de l’American Field Service, Sylvie Mathé n’a cessé d’aller et venir entre les deux continents. Souvenirs d’une enfance studieuse, de jeunes années entre Paris, Oxford, Yale et Wellesley, puis de cette nomination à l’Université de Provence où elle a rejoint un centre pionnier dans les études américaines en France et a construit sa carrière… Nous avons retracé avec elle un parcours singulier dédié à son travail sur la littérature états-unienne du XXe siècle au cœur duquel brille tout particulièrement la haute silhouette de John Updike.
MILESTONES
1951: Naissance à Étampes (91)
1968: Bac A (Lycée de Pontoise, Val d’Oise)
1968-69: Bourse de l’American Field Service (Rock Island, Illinois)
1969-72: Lettres supérieures et Première supérieure (Lycée Fénelon, Paris)
1972-76: École normale supérieure de jeunes filles (ENS-Sèvres)
1973-74: Lectrice à Oxford (Lady Margaret Hall et St Anne’s)
1975: Agrégation d’anglais et CAPES de Lettres modernes
1975-76, 1977-78: Visiting Lecturer in French, Yale University
1980: Thèse de 3ème cycle: «Le quotidien et le sacré dans la fiction de John Updike» (sous la direction de Jacques Cabau, Paris III)
1978-81: Assistant-Professor in French, Wellesley College
1981-98: Maître-assistante, puis Maître de conférences, Université de Provence
1997: HDR (sous la direction de Claude Fleurdorge, Montpellier III)
1998-2017: Professeur de littérature américaine, Aix-Marseille Université
2SV: J’aimerais commencer par te demander dans quel milieu tu as grandi, d’où tu viens, où tu as fait tes tout premiers pas…
3SM: Je suis née à Étampes et j’ai grandi à l’Isle-Adam dans le Val d’Oise. Je suis donc francilienne. Mais mon père venait du Morvan et ma mère de la Beauce et de la Meuse. Je parle de mes parents…?
4SV: Oui bien sûr, si tu en as envie, ce serait très bien.
5SM: Mes parents étaient un pur produit de la méritocratie de la Troisième République. Mon père était fils de paysans dans le Morvan. Il est né à Saint-Léger-de-Fougerêt dans la Nièvre, un one-horse village pas très loin de Château-Chinon. Il a grandi dans ce milieu rural, a été repéré par son instituteur, qui l’a envoyé à l’école normale primaire de Versailles, ce qui fait qu’il a en quelque sorte été déraciné très jeune. Il a perdu son parler morvandiau, selon le principe de l’abbé Grégoire sous la Révolution française qu’il fallait éradiquer le patois… et Dieu sait que l’accent morvandiau, c’est quelque chose! Un déracinement pour lui, qui en a fait une sorte de transfuge de classe par rapport à sa famille dont personne n’avait jamais quitté le Morvan. Mais il est toujours resté proche de la terre et de la nature. L’été nous retournions tous dans le Morvan, il aimait participer aux travaux des champs. Chose amusante, sa grand-mère était de Sermages. Sermages, c’est un tout petit village, toujours dans la Nièvre, qui a immortalisé la célèbre affiche de campagne de Mitterrand en 1981. Je ne sais pas si vous vous souvenez, la force tranquille, le petit village, avec son église juste derrière la tête du candidat… C’était l’environnement paternel.
6Ma mère était fille d’artisans commerçants. Mon grand-père avait un commerce d’armes et cycles et ma grand-mère tenait un café qui jouxtait le magasin à Angerville, près d’Étampes, sur la route d’Orléans. Je me souviens d’ailleurs, quand j’étais petite, avoir fait des cartouches… Avec ma famille, le soir, on se réunissait autour de la table et on faisait des cartouches: quelqu’un mettait la poudre, moi j’étais chargée de la bourre. Ma mère a d’abord été élevée par sa grand-mère, dans la Meuse, juste après la Première Guerre mondiale. La Meuse avait été extrêmement touchée par la guerre. Montmédy, où elle vivait, près de Verdun, avait été une plaque tournante de l’armée allemande pour l’approvisionnement du front de Verdun et un important cimetière militaire allemand en gardait la trace. Je pense que les conditions étaient très rudes pour elle dans cet après-guerre. Ensuite, quand elle est revenue à Angerville, elle a été admise au collège de garçons d’Étampes, vu qu’il n’y avait pas de collège pour les filles. C’était le collège Geoffroy Saint-Hilaire, qui accueillera plus tard Georges Perec, où elle s’est retrouvée dans la même classe que Jean-Louis Bory. C’était une classe à effectif très réduit. Elle a donc passé son bac et il lui arrivait même d’avoir de meilleures notes que Jean-Louis Bory… Mais comme elle n’avait fait ni latin ni deuxième langue, elle n’était pas dans la voie royale, et il lui a fallu rattraper une deuxième langue. D’autre part, comme c’était une fille, elle n’avait pas le droit de manger avec les garçons à la cantine, il fallait qu’elle aille prendre ses repas dans une pension religieuse à côté du collège. Et après le bac, alors que Jean-Louis Bory partait à Henri IV pour préparer Normale Sup, ma mère, malgré ses très bons résultats, a dû se contenter d’une école de puéricultrice à Paris. Donc si je parle de méritocratie, c’est la méritocratie... disons, à petite échelle, et des destins qui sont, au départ, forgés par le milieu social. Mon père, par exemple, qui n’est pas allé dans un lycée bourgeois mais dans une école primaire supérieure dans la Nièvre, ce qu’on appelait le cursus «populaire», n’avait pas fait de latin lui non plus: il avait passé le Certificat d’études primaires, était allé jusqu’au Brevet élémentaire, avant d’intégrer l’école normale primaire de Versailles et de passer le Brevet supérieur, et c’était l’un de ses grands regrets, de n’avoir pas fait de latin, parce qu’il aimait beaucoup le français, mais il ne pouvait pas faire d’études de français sans latin, et a fortiori sans grec. Il s’est alors rabattu sur l’histoire, l’histoire-géographie. La même chose pour ma mère, qui n’avait pas fait de latin non plus et qui n’a pas fait d’études supérieures à la fac. C’étaient des circuits méritocratiques certes, le début de l’ascenseur social Troisième République, mais des circuits courts, des circuits qui étaient... un peu entravés par les origines sociales.
7SV: Qu’est-ce que ton père est devenu, professionnellement?
8SM: Il a, dans un premier temps, passé son CAP d’instituteur. Il a été nommé à Étampes, et c’est là qu’il a rencontré ma mère. Ensuite, quand ils ont déménagé à l’Isle-Adam, une ville qu’il avait choisie, «la perle du Valois», en regardant une carte de la région parisienne, parce qu’il y avait l’Oise et une forêt, il est devenu professeur au cours complémentaire de l’Isle-Adam, où il enseignait l’histoire-géographie après avoir obtenu sa licence. Il a ensuite passé un CAPES interne autour de 1960 et il a été nommé comme professeur certifié au Collège Chabanne de Pontoise, établissement historique réservé aux garçons, qui ensuite rejoignaient le nouveau lycée de filles à partir de la seconde. À l’époque, le lycée de Pontoise, qui deviendrait par la suite le lycée Pissarro, combinait donc le collège pour filles, et le lycée mixte à partir de la 2nde. Dans la foulée de la nomination de mon père au collège de Pontoise, mon frère, qui venait de terminer sa 6ème au cours complémentaire de l’Isle-Adam, où il n’y avait pas de latin encore une fois, a redoublé sa sixième pour pouvoir entamer un cursus classique. Bien lui en a pris, d’ailleurs, vu qu’il est par la suite devenu professeur de lettres classiques…
9SV: Et ta mère, donc?
10SM: Et maman, donc, a fait une école de puériculture. Elle a d’abord enseigné en maternelle à Pussay, à quelques kilomètres d’Angerville, où elle se rendait à bicyclette. Ensuite, elle est devenue institutrice à Étampes, je ne sais pas exactement par quel cheminement. Et à l’Isle-Adam, elle faisait la classe de CE2. Elle a été ma maîtresse d’école en CE2, celle de ma sœur aussi. Ce qui n’était pas forcément évident… Elle ne voulait pas être accusée de favoritisme, ce qui fait qu’elle était plutôt plus sévère avec nous. Elle ne voulait pas qu’on soit systématiquement premières dans la classe, donc on était ex æquo. C’était une expérience… je l’appelais Madame, évidemment, en cours… un peu schizophrène.
11SV: Tu as parlé de ton frère: tu as un frère et une sœur?
12SM: Oui, j’ai un frère qui a deux ans et demi de plus que moi, c’est vraiment avec lui que j’ai grandi et vécu jusqu’au bac. Ma sœur est beaucoup plus jeune, elle est née en 60. Elle avait huit ans et demi de moins que moi et onze ans de moins que mon frère. C’était par conséquent une génération un peu décalée. J’étais très proche d’elle mais plus comme une deuxième maman, et elle n’a pas eu le même cursus scolaire que nous parce qu’entretemps, à l’Isle-Adam, le cours complémentaire était devenu un CES, et on a construit ensuite un lycée, donc elle est restée à l’Isle-Adam pour faire toutes ses études secondaires tandis que moi, à partir de la 6ème, je suis allée au lycée de Pontoise où j’étais la seule issue de ma classe de filles de CM2 à l’Isle-Adam. Là aussi, on voit bien que le milieu joue un rôle. La filière du cours complémentaire était une filière qui menait au brevet. Et en général, après le brevet, la plupart des filles arrêtaient leurs études. Je me souviens que j’avais été très impressionnée en apprenant que le brevet permettait d’entrer dans les Postes. Je me disais que si on était reçue au brevet, si on entrait dans les Postes, on était sûre de gagner sa vie. J’étais très consciente de la nécessité des études pour assurer son avenir et son devenir. Donc moi, je suis partie au lycée de Pontoise, on faisait le trajet en voiture avec mon père. J’ai eu la chance de grandir dans ces merveilleux paysages du Valois et du Vexin, le pays des impressionnistes… Le trajet pour aller à Pontoise longeait l’Oise et passait par Auvers, et même aujourd’hui, la région n’a pas beaucoup changé. C’est ainsi que j’ai débarqué en 6ème, je ne connaissais personne, j’avais à peine 10 ans. Je portais une blouse à carreaux. C’était comme le Petit Chose. Le port de la blouse était obligatoire dans cet établissement, comme partout en France à l’époque dans les lycées de filles, une beige et une bleue en alternance, et ma mère, manifestement, ignorait le règlement. Donc me voilà dans la cour avec ma blouse à carreaux, et puis on appelle toutes les classes de sixièmes, il y en avait plusieurs, il y avait les sixièmes classiques, les sixièmes modernes etc…, et je reste en rade, personne ne m’appelle. J’étais en larmes, toute seule au milieu de la cour, jusqu’à ce que finalement quelqu’un vienne me chercher et j’ai rejoint une des classes de 6ème classique. Enfin, ça a été une expérience un peu traumatique, cette rentrée en 6ème …
13SV: Donc tu as grandi avec des parents enseignants.
14SM: Oui, des parents enseignants, qui étaient des produits types de l’école de la République et pour qui l’enseignement était l’alpha et l’oméga. Pour eux, ça avait été leur moyen d’émancipation familiale et sociale, même si mon père était resté quand même très attaché à la terre. On avait un immense jardin potager à l’Isle Adam avec toutes sortes de légumes qu’on ne pouvait pas manger tellement il y en avait, et on les distribuait aux voisins... C’était important pour lui de garder ce contact avec la terre. Il aimait bien la pêche et la chasse aussi. L’école émancipatrice. Mes parents étaient abonnés à un journal, L’École libératrice, qui était le journal du Syndicat national des instituteurs. Mon père comme ma mère étaient tout à fait représentatifs des hussards noirs de la République, des idéaux et engagements de l’école laïque de la Troisième République. Les études étaient pour eux la chose principale. On ne m’a jamais parlé de mariage, ça n’était jamais à l’horizon. Ce n’est pas qu’on était contre, mais ce n’était pas évoqué comme un avenir économique possible ou souhaitable. Seules les études étaient valorisées, et les valeurs qui allaient avec.
15Nous n’avions pas la télévision, mais nous allions très régulièrement au cinéma et le cinéma était le phare de ma vie, une sorte d’exutoire pour toutes les difficultés du quotidien. Nous écoutions beaucoup la radio. Je me souviens du feuilleton Signé Furax, des émissions Les Maîtres du mystère, Le Masque et la plume, où nous nous délections des prises de bec entre Bory et Charensol. Et bien sûr avec mon frère, nous étions de fidèles auditeurs de Salut les copains sur un petit transistor des années 60. Dans ces années, sous l’impulsion de Malraux, se sont développées les Maisons de la jeunesse et de la culture. Mon père est devenu président du foyer d’Éducation populaire de l’Isle-Adam, et il s’occupait plus particulièrement du ciné-club et des sorties théâtrales, au TNP notamment, la grande époque de Jean Vilar. Le ciné-club a joué un rôle très important dans mon éducation. Les présentations étaient faites par divers membres du FEP, par des collègues de mon père, plus tard par nous et nos amis. Nous discutions ensuite beaucoup à la maison autour d’un repas qui était devenu rituel: du jambon cru du Morvan (mes parents en rapportaient un tous les ans, qui restait suspendu au grenier, dont mon père coupait des tranches les soirs de ciné-club) avec des pommes de terre du jardin à la mayonnaise. Un des grands moments de cette période a été la venue de Jean-Louis Bory au ciné-club pour présenter Un Condamné à mort s’est échappé et animer le débat, sans parler du repas à la maison qui a suivi…
16SV: Tu es née en 51, c’était quand même l’immédiat après-guerre…?
17SM: Je ne m’en suis rendu compte, en fait, que beaucoup plus tard, parce que pendant les années 50, il n’y avait plus de restrictions, de tickets de rations alimentaires comme ont pu le vivre les enfants qui avaient quelques années de plus que moi... On était clairement dans l’après-guerre, dans, je suppose, la reconstruction, mais que je ne voyais pas. La maison que mes parents ont achetée par la suite, au début des années 1960, c’était une maison qui avait été reconstruite après la guerre, parce qu’il y avait eu justement un bombardement du quartier de Nogent où nous habitions. Les Allemands avaient une base de V1 dans la forêt de l’Isle-Adam tout près, et tout le quartier a été bombardé à l’été 44. Mais pour moi, la guerre, ça s’était passé très, très longtemps avant ma naissance, et quand j’y repense, je me dis, mais six ans, sept ans, ce n’était rien. Non, l’expérience de la Deuxième Guerre mondiale, c’est quand je suis allée à Berlin en terminale, à l’occasion d’un voyage de classe organisé par mon prof d’histoire et une prof d’allemand, que j’en ai pris conscience. On était partis une semaine, moi je ne faisais pas d’allemand. J’étais dans une famille où je ne pouvais absolument pas communiquer, ils ne parlaient pas français ni anglais. Mais donc j’ai vu Berlin, c’était en avril 68. Ce n’était pas Allemagne année zéro, loin de là, mais... les traces de la guerre, les immeubles incendiés ou éventrés, les ruines étaient encore très visibles. On ne pouvait pas y échapper. Et ça m’avait beaucoup marquée.
18SV: Et si on revient au moment où tu commences le collège, tu choisis l’anglais, à ce moment-là... Est-ce que tu envisageais déjà que l’anglais serait un peu ta voie, ou pas du tout?
19SM: Ah, pas du tout! Je choisis l’anglais, c’est un bien grand mot, il n’y avait que l’anglais 1ère langue dans mon lycée. Et je pense que le choix que mes parents avaient fait, c’était de nous mettre, mon frère et moi, dans la filière classique avec latin. Et en deuxième langue, mon frère a fait du grec. Les choix à l’époque dans cet établissement, c’était grec, allemand ou espagnol. Mais je n’avais pas de tropisme particulier vers l’anglais. Je n’ai pas eu de particulièrement bons profs non plus. Je me souviens par exemple, en 5ème, la prof nous avait fait apprendre par cœur «The Daffodils» et alors ça, ça me fascinait. «I wandered lonely as a cloud…» Comme m’avait fascinée d’ailleurs, c’est un peu le même processus, quand j’avais 8 ans et que j’allais au catéchisme, le Pater Noster qu’on nous avait fait apprendre en latin, et je trouvais ça extraordinaire. Je l’ai tout de suite su par cœur. C’était une révélation, ce passage à une autre langue, ça n’avait rien de mystique, ou alors une forme de mystique linguistique. Et je me rappelle aussi, si on remonte plus loin, le moment où j’ai appris à lire avec ma grand-mère, ma grand-mère du Morvan, quand j’avais 5 ans. Je revois le livre, il y avait des personnages, Aline, Anatole et Rita. C’était un peu comme un abécédaire, on apprenait une lettre après l’autre, et quand ça devenait plus difficile, on arrivait à Wagon, et puis après à Zéphir et Zoo. Et je me souviens du bonheur que c’était d’apprendre à lire. Je voulais à chaque fois qu’on fasse plus d’une leçon, qu’on continue, qu’on aille plus loin. Parce que là aussi j’avais l’impression de tomber sur une clé, enfin des clés…
20SV: Tu as été une bonne élève?
21SM: Oui, forcément, dans cet environnement. J’aimais la classe, j’aimais apprendre. J’avais toujours le prix d’excellence. Je me souviens des livres que je rapportais en fin d’année après la distribution des prix, en particulier un magnifique volume du Théâtre de Tchékhov en fin de 1ère. Très bonne élève sauf… je me rappelle en 5ème, il y avait au lycée une censeur qui était communiste, et j’étais nulle en couture. Je transpirais sur mes ourlets, c’était toujours horrible. J’échangeais volontiers une version latine avec mes petites camarades contre un travail de couture. Et je me souviens d’une remarque sur mon bulletin, de cette censeur qui avait dû faire le commentaire général à la fin, qui disait: «Sylvie doit faire des efforts en couture». Elle pensait sans doute que je méprisais les travaux manuels. Or, ce n’était pas du tout du mépris, c’était juste...
22SV: De l’incompétence. Oui. Ça arrive. [Rires]
23SM: Je n’étais pas douée pour la couture...
24SV: Donc, malgré tes profs pas très inspirants au collège, tu persistes en anglais.
25SM: Ah, it’s a long story. Au collège, mes matières de prédilection, c’était... C’était le français. J’aimais bien le latin aussi, mais surtout la littérature française. Je me souviens de tous les auteurs étudiés, siècle par siècle, de la passion suscitée par certains d’entre eux, les poèmes de Ronsard et du Bellay, le théâtre de Racine, notamment. Je me souviens de tous les auteurs étudiés, quasiment dans chaque classe. Je me souviens des poèmes qu’on apprenait par cœur: «Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras / Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas / Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force…». Après, j’ai été fascinée par le théâtre classique. J’avais une prof de français-latin particulièrement charismatique, Madame Amadéi, une Corse, qui a joué un rôle très important dans cet amour des lettres. Je me souviens de ma découverte de L’Énéide, de poèmes d’Horace et de Catulle… et près de 60 ans plus tard, je garde encore en mémoire ce moyen mnémotechnique qu’elle nous avait appris pour retenir la succession des 12 Césars: Ceautica Claunégao Vivestido… Plus tard, je me suis aussi beaucoup intéressée à l’histoire, mais disons à partir de… pas les années collège où je n’ai guère de souvenir de ce qui a pu se passer avant la Révolution française, mais je me souviens, oui, des cours de première, de terminale. J’ai eu la chance d’avoir d’excellents professeurs en histoire, et plus tard en philo. Donc je dirais que mes deux tropismes, c’étaient les lettres et l’histoire. Les matières scientifiques m’attiraient moins, j’ai bifurqué de la filière C vers la philo à la fin de la 1ère, abandonnant alors mes idées de faire médecine. Car au départ, mon rêve était de devenir chirurgienne, peut-être après avoir lu Tu seras médecin de Charles Knickerbocker et d’autres livres de Cronin ou de Frank G. Slaughter… Mais la physique et les sciences naturelles n’étaient pas mon fort. De plus, il n’y avait pas de médecin dans ma famille, et finalement nous étions tous conditionnés d’une certaine façon à rejoindre l’enseignement. J’étais prise dans une sorte de destin familial où l’enseignement était perçu comme la seule voie possible et souhaitable.
26Pour revenir à l’anglais, il y avait eu ces daffodils. Je me rappelle aussi un tongue twister, un virelangue qu’on nous avait fait apprendre cette même année de 5ème, avec les daffodils. Je ne sais pas si vous l’aviez appris, c’était Betty Botter: «Betty Botter bought some butter, but she said the butter’s bitter. If I put it in my batter, it will make my batter bitter, etc.”
27SV: Je l’ai déjà entendu. Mais je ne l’ai pas appris.
28SM: C’était un peu comme le Pater Noster, ça me plaisait. Il y avait une espèce de musique, une espèce d’acrobatie verbale. Ça n’avait aucun sens, ce Betty Botter, tout était dans le jeu des voyelles et des allitérations. Mais bon, c’étaient les méthodes d’anglais de l’époque, je ne sais plus, papa devait fumer sa pipe et mon tailleur était riche. [Rires] À partir du lycée, on a commencé à faire des textes mais je me souviens finalement d’assez peu d’entre eux. Il y en a un qui m’avait marquée en terminale: c’était une page de Gatsby, le passage où c’est le soir, Nick est dans les rues à New York, au soleil couchant, les rues sont comme des canyons, et ça m’avait fascinée... Il y avait très peu de textes américains, je crois, je me demande même si ce n’est pas le seul que j’aie étudié de toute ma scolarité au lycée. Et puis, de toute façon, j’avais lu Gatsby aussi, donc ça me plaisait beaucoup. Non, l’anglais est venu beaucoup plus tard, et l’anglais est venu finalement indirectement, à travers mon expérience à l’AFS qui a été, à l’évidence, déterminante dans la poursuite de mon parcours et ma vocation d’américaniste.
29SV: Ça, c’était après la terminale ?
30SM: Oui, après le bac.
31SV: Et comment tu en as eu envie, comment tu as su que tu pouvais postuler pour aller passer cette année aux États-Unis?
32SM: À l’automne de mon année de terminale, il se trouve qu’il y avait une... on appelait ça les returnees, donc une élève de terminale qui était partie après sa classe de 1ère et qui revenait d’un séjour aux États-Unis avec l’AFS. Elle y avait passé un an et elle a fait une présentation à une sorte d’assemblée générale, dans la salle de permanence, pour toutes celles et ceux que ça intéressait (à partir de la seconde, le lycée était mixte). Donc, cette fille présente l’AFS. Et alors là, ça a été l’éblouissement total, un pur moment de sérendipité. Je me suis dit, je veux faire ça, je veux partir. Le soir dans la voiture, en rentrant avec mon père, je lui raconte, j’étais complètement exaltée. Bon, lui était un petit peu circonspect. «On va voir avec ta mère», etc. C’est marrant, parce que je relisais le grand entretien de Marc Chénetier et il dit la même chose, que son père était pour et sa mère était contre. Mon père, finalement, m’a poussée, ma mère était plus réticente, mais bon, le sérieux du programme et les garanties de l’AFS –la vie dans une famille américaine, la scolarité dans un lycée américain, l’intégration dans la communauté–ont eu raison de leurs dernières réserves. La procédure de sélection était extrêmement cadrée. C’était aussi un programme qui était très bon marché pour mes parents, puisqu’en gros on partait un an, on était hébergé dans une famille, on redoublait en quelque sorte son année, soit la 1ère soit la terminale, dans un lycée américain. Ensuite, c’est la communauté qui mettait au pot et qui offrait les livres, qui payait la cantine, etc.
Livret de Rock Island High School, page «American Field Service».
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©Archives Sylvie Mathé
33C’était extrêmement bien organisé, une expérience d’immersion totale pendant un an, on ne téléphonait pas à ses parents, on ne faisait que s’écrire, donc c’était une coupure absolument radicale. Il y avait des sortes de sas aux deux extrémités pour faciliter le départ dans un sens et le retour dans l’autre. Je vais peut-être dire un mot d’abord sur la procédure de sélection. La procédure de sélection se faisait en trois étapes. C’était dans un premier temps une candidature sur dossier. Il fallait rédiger une sorte de composition où on expliquait pourquoi on voulait partir. Je suppose qu’il devait y avoir des extraits du carnet scolaire, enfin ce genre de choses, je ne sais plus exactement. Après cette première étape de sélection sur dossier venait l’entretien, c’était la deuxième étape. L’entretien avait lieu à Paris pour moi, j’imagine qu’il y avait des antennes en province également. C’était la première fois où j’allais à Paris toute seule. Ma mère m’avait montré sur le plan de métro comment aller de la gare du Nord à la Concorde, et, de là, à la rue Cambon. Après cet entretien devant un comité de trois ou quatre personnes, la troisième étape était une visite à domicile. Là, c’était un returnee, quelqu’un qui était revenu deux ou trois ans plus tôt, qui venait dans la famille pour voir un peu le milieu social, quel genre de famille on avait, etc. Ce returnee est venu, je me souviens, un dimanche, on l’avait invité pour déjeuner. Il se trouve que, comme je faisais du violon et que j’avais un prof de violon et sa femme, qui était prof de piano, qui avaient organisé un groupe de musique de chambre, on répétait le dimanche matin, toutes les deux ou trois semaines, des sonates de musique de chambre. Donc ce garçon est venu assister à cette répétition de musique de chambre. Et puis après, on est allés à la maison, on a déjeuné, il a discuté avec mes parents, et on l’a raccompagné à la gare. C’était la troisième étape. À partir de là, on était ou non sélectionnés par la France. Mais il fallait encore que de l’autre côté, aux États-Unis, où avait lieu une procédure de sélection un peu parallèle pour les familles d’accueil, on trouve une famille hôte adéquate. Les candidats venaient du monde entier, et les familles étaient réparties sur l’ensemble des États-Unis, de la côte est à la côte ouest. On était donc en 68. J’ai su fin avril que j’étais la première à avoir été sélectionnée pour la France et à avoir trouvé une famille d’accueil, mais après, évidemment, il y a eu les grèves, donc ça a été silence radio pendant deux mois, je ne savais pas où j’allais, dans quelle famille, je ne savais pas non plus si j’allais passer le bac et si donc j’allais pouvoir partir, bref c’était une période évidemment de très, très grande incertitude. Plus de cours, plus de transport, plus de courrier, c’était un peu comme dans le film de Louis Malle, Milou en mai… On ne savait pas si on passerait les épreuves, si le bac serait repoussé à septembre… Finalement j’ai reçu une lettre de ma famille d’accueil, je pense que c’était fin juin, au moment où le courrier commençait à refonctionner. Et début juillet, j’ai pu passer le bac au lycée d’Enghien, une journée d’oraux en tout. L’épreuve d’histoire sur les causes de la guerre de 14-18 avait si bien marché que l’examinateur m’a laissé choisir le sujet de géographie, et j’ai choisi New York: je me revois en train de dessiner la carte de Manhattan et des cinq boroughs au tableau…
34Le départ était prévu pour début août. Nos familles nous accompagnaient à Paris et c’était l’heure des grands adieux… Avant l’envol transatlantique, le séjour commençait par une sorte de stage à l’École de chimie à Paris, rassemblant tous les membres de la promotion 68, 130 Français au total: une sorte de sas pour faciliter l’arrachement à nos familles et la transition vers cette nouvelle vie américaine. C’était en effet une rupture totale, car on savait que pendant un an, on ne communiquerait plus avec nos familles que par courrier. Les communications téléphoniques étaient déconseillées dans ce contexte d’immersion totale. Pendant ce stage on était briefés sur tout un tas de choses, avec beaucoup de mises en garde: ne pas tomber enceinte, faire très attention, aux maladies vénériennes, à la drogue, etc. Ensuite, on a pris un avion, un charter je pense, qui nous a débarqués à New York début août. Arrivée un peu décevante parce qu’on n’a rien vu de Manhattan, on était confinés sur Long Island. Je me souviens de cette arrivée par une chaleur lourde qui n’avait rien de commun avec les étés d’Île de France. J’ai d’ailleurs évoqué ces premières impressions inoubliables dans le n° anniversaire de la RFEA… On était en août 68, une période très agitée aux États-Unis et un peu inquiétante pour une adolescente de 16 ans qui n’avait jamais quitté ses parents plus de trois semaines. La première étape était un stage international à Hofstra University, sur Long Island, qui réunissait les AFSers de tous les pays. On était donc plusieurs milliers sur ce campus, on dormait dans des chambres d’étudiants, et puis à nouveau on assistait à toutes sortes de réunions et présentations sur l’année à venir.
Brochure de l’AFS 1968-69, pages de sommaire et «Fitting in».
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©Archives Sylvie Mathé
35Après quoi, on était répartis par zones géographiques, pour l’organisation des vols. Je me suis retrouvée dans un groupe qui partait pour le Midwest, puisque ma famille vivait à Rock Island, dans l’Illinois. Je ne connaissais rien de ce carrefour sur le Mississippi si ce n’est la chanson folk «Rock Island Line»… On a pris un vol de nuit pour Saint-Louis, puis un bus qui remontait le Mississippi, et sur le coup de 6 heures du matin, je suis arrivée, non pas à Rock Island mais de l’autre côté du Mississippi, à Davenport, Iowa, où m’attendait ma famille d’accueil. Inutile de dire que j’étais extrêmement stressée. C’était quand même un saut dans l’inconnu total. On avait correspondu et je connaissais un petit peu la famille, ils m’avaient envoyé des photos, donc je savais vaguement à quoi m’attendre, mais bon, il y avait quand même ce moment de rencontre qui était assez impressionnant. Et puis, ça s’est passé, mais alors comme dans un rêve, j’ai eu l’impression qu’ils m’adoptaient tout de suite, et réciproquement. Ma famille était très intéressante par bien des côtés. Le père était médecin généraliste. Dans la première lettre, j’avais lu qu’il était physician, et j’avais compris qu’il était physicien. En fait, il n’était pas physicien, bien sûr, mais médecin. Mais c’était aussi un inventeur: il avait fait des études de médecine à l’université d’Illinois mais aussi de mechanical engineering. Il avait d’abord été médecin de campagne dans un patelin de l’Illinois, pas très loin de Rock Island, dont il était lui-même originaire. Et il s’était aperçu que c’était très difficile de se rendre auprès de ses patients l’hiver, à cause de la neige, parce que les routes étaient bloquées, etc. Il avait alors inventé un système de transport par hovercraft, il appelait ça les aéromobiles, des... vehicles without wheels selon sa formule, des sortes de véhicules volants sur coussins d’air qui pouvaient aller sur l’eau, sur la neige, partout. Il en a développé toute une série de prototypes. Il avait un entrepôt dans ce village de l’Illinois, Neponset, où il construisait ses machines volantes. En fait, c’était le père de l’aéroglisseur qu’on a bien connu après, l’hovercraft, pour aller en Angleterre. Il a déposé ses brevets, il a d’ailleurs eu des contrats avec la NASA, et plusieurs de ses prototypes sont exposés au Air and Space Museum. Il a même vendu un tapis volant à Hollywood pour un film… Enfin voilà, c’était vraiment un visionnaire, parce que ses projets incluaient non seulement des machines volantes, mais tout un système de transport avec des ponts, des échangeurs etc... La mère, elle, était au foyer mais elle était diplômée comme pasteur et il lui arrivait de faire des sermons à l’église le dimanche. Ils étaient congrégationalistes, très anticatholiques, très anti-Kennedy, ce qui ne les empêchait pas d’être des démocrates convaincus. On était en 68, juste avant l’élection où McGovern se présentait contre Nixon. Ils étaient pour McGovern, très opposés à Nixon et à la guerre du Viet Nam, mais à côté de ça, très anticatholiques, antipapistes.
36SV: Toi, tu es arrivée juste après la mort de Robert Kennedy?
37SM: Oui, juste après, je suis arrivée en août. Il y avait quatre enfants dans la famille, dont une fille qui avait exactement mon âge, un fils plus âgé qui était à l’université d’Illinois, et puis deux filles plus jeunes. Julia, qui avait mon âge, était avec moi en terminale. On n’était pas dans les mêmes classes, car on m’avait fait un emploi du temps sur mesure avec un mélange de cours obligatoires et de cours optionnels. Je commençais ma journée par une heure de sport: sport, c’étaient successivement tir à l’arc, gymnastique, football, basketball, volleyball, piscine, athlétisme, tous les matins de 8h à 9h. Ensuite il y avaitsenate, une sorte d’assemblée qui était le moment du salut au drapeau, et où le proviseur annonçait par PA les nouvelles du jour.
Exposé en classe, Rock Island High School, 1969.
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38J’étais dispensée, bien sûr, du Pledge of Allegiance to the flag. Après, s’enchaînaient les cours: normalement, en tant que senior, j’aurais dû faire littérature anglaise, mais le programme de l’AFS visait à nous gaver d’américanité, et j’ai donc fait littérature américaine avec les juniors. J’avais un cours de government and economics, un cours d’histoire américaine, un cours de journalisme, un cours de speech, un autre de typing où, chose très utile pour la suite, j’ai appris à taper à la machine avec mes 10 doigts sur clavier qwerty, et je terminais ma journée avec orchestra. Pour le reste, c’était the all American life avec... le cycle des saisons, des sports correspondants, des dates, des bals, homecoming, prom, la graduation…
Sylvie Mathé, lycéenne à Rock Island High School, avec sa «sœur» Julia, le jour de graduation, mai 1969.
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39J’avais un boyfriend, bien sûr, avec qui je sortais pour des dates. Sur le plan scolaire, tout me paraissait extrêmement facile. Par rapport à la terminale française, la quantité de travail n’avait rien à voir, ni l’exigence des devoirs. En anglais, on avait des listes de mots à apprendre, des mots essentiellement d’origine latine, sur lesquels il y avait ensuite des quiz ou des QCM. Tous ces mots, évidemment, je les connaissais. J’ai beaucoup lu pour ce cours de littérature américaine, et c’est drôle parce que, quand avec Hélène Christol nous avons fait notre anthologie, American Fiction, autour de ces jalons et balises de la littérature des États-Unis, de James Fenimore Cooper à John Hawkes, ça m’a rappelé justement tout ce parcours de découverte effectué dans mon lycée américain, en commençant par «The Devil and Daniel Webster» et «The Devil and Tom Walker», jusqu’aux auteurs contemporains. On a lu Huckleberry Finn, Billy Budd, Walden, des nouvelles de Poe et de Bret Harte, The Red Badge of Courage, «The Baby Party» de Fitzgerald, Life with Father, les poèmes de Frost, To Kill a Mockingbird, Black Like Me…
40Dans ma famille d’accueil, qui était quand même extrêmement puritaine –pas d’alcool, pas de tabac, etc. –la mère s’étonnait, voire s’horrifiait que j’aie lu des textes de Hemingway, ou Sanctuary de Faulkner… Il faut dire que 1968 dans une petite ville de l’Illinois, c’étaient toujours les années 50. Ça n’avait rien à voir avec ce qui se passait sur les campus à la même époque, avec le women’s lib, les manifestations contre la guerre du Viet Nam, pour les droits civiques, etc.
41SV: Avec les assassinats de Martin Luther King, de Robert Kennedy, c’était quand même une année politiquement instable.
42SM: Très turbulente, en effet. Ça s’exprimait bien sûr dans la campagne électorale. On la suivait de près. Pour mon cours de government, justement, j’avais choisi de faire un dossier sur McGovern, une sorte de scrapbook. Je découpais tous les articles que je trouvais dans la presse. Mais au niveau de la vie quotidienne, je n’ai jamais vu de manifestations à Rock Island. L’autre AFSer dans ma high school, cette année-là, était un Sud-Africain, blanc, très installé dans l’apartheid… On était loin de l’agitation politique et sociale qui secouait les États-Unis. Une de mes grandes surprises a été de découvrir qu’il y avait un curfew pour les mineurs (donc jusqu’à 21 ans, à l’époque), fixé à minuit les vendredi et samedi, et 23h les autres jours. Je ne sais pas s’il y avait de la drogue qui circulait dans le lycée, je n’en ai jamais eu vent. Alors que quand j’y suis revenue deux ans après... Oui, parce qu’il fallait attendre deux ans si on voulait retourner aux États-Unis, c’était un engagement qu’on avait pris avec l’AFS. Donc je suis rentrée en France en 69 et j’y suis retournée à l’été 71, entre ma première et ma deuxième khâgne. Et là, le vent des années 60 soufflait enfin sur cette région du Midwest, puisque je revois mes petits camarades qui m’avaient fait une fête, une sorte de homecoming party, et qui avaient préparé des brownies… Je les voyais rire sous cape et je ne comprenais pas très bien. Bon, je mords dans mon brownie et j’ai l’impression qu’il y a du foin dedans… Et ils étaient là, en train de rigoler tant qu’ils pouvaient. [Rires] Alors j’ai compris que oui, ce foin, c’était de l’herbe, mais j’ai trouvé ça peu ragoûtant et je n’en ai pas mangé. La même chose pour l’alcool. Bien sûr il y avait une interdiction pour les mineurs. Mais je n’ai pas souvenir que, même au lycée, les jeunes buvaient de la bière…
43SV: Donc tu as passé une très bonne année ?
44SM: Ça a été une année formidable, oui. Disons que par rapport à ma terminale française, ou ma vie en France, qui était quand même essentiellement axée sur le lycée, le travail et la réussite, c’était une vie beaucoup plus variée, plus divertissante… Je faisais des choses que je n’avais jamais faites: j’étais prise dans le rythme, j’allais aux matchs selon les saisons de foot, de basket, de baseball, etc.
Lycéenne à Rock Island High School, Illinois, 1968.
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45SV: The American way of life?
46SM: J’ai revu récemment le film de Peter Bogdanovich, The Last Picture Show. C’était tout à fait ça. Tout le monde avait une voiture, mes copains de classe évidemment avaient une voiture, ma sœur qui avait 16 ans comme moi conduisait pour aller au lycée. On était très mobiles, on pouvait faire plein de choses, aller downtown au McDonald’s ou au Burger King, aller se baigner dans un lac dans l’Iowa… Alors qu’en France, la vie était beaucoup plus étriquée, en tout cas la mienne. Pendant cette année à Rock Island, j’ai eu la chance de visiter Chicago à plusieurs reprises: c’était la première grande ville américaine que je découvrais. Je me souviens en particulier de la vue du sommet du John Hancock building: la prairie, immense, au-delà de la ville… Je tenais un journal où je consignais toutes mes expériences. Mon imaginaire de l’Amérique avait évidemment été forgé par mes lectures, et surtout par les films que j’avais vus, en particulier les westerns. Je me souviens d’une grande excitation à l’idée d’assister à un Pow Wow donné au Black Hawk State Historic Site à Rock Island, le long de la Rock River, et de l’immense déception qui a suivi devant le spectacle de carton-pâte qui n’avait évidemment rien à voir avec les films de John Ford… Un peu comme celle que j’ai éprouvée quand j’étais petite devant la Mer de Sable à Ermenonville, qui n’avait rien à voir avec Lawrence d’Arabie... On était plus proche du Buffalo Bill and the Indians de Robert Altman, mais sans Paul Newman… Oui, alors le retour a été très dur. Parce que le retour c’était…
47SV: Classe prépa.
48SM: En effet. J’avais été admise à Fénelon l’année d’avant, après mon bac, ce bac 68 que j’ai finalement passé à l’oral, comme tout le monde cette année-là. J’avais été prise à Fénelon en hypokhâgne et ils avaient accepté de repousser mon admission à l’année suivante. Évidemment, c’était le grand saut entre Rock Island et la prépa à Paris... Ah oui, je devrais évoquer le deuxième sas qu’avait prévu l’AFS... À la fin du séjour, fin juin, tous les AFSers de la région se réunissaient à nouveau pour un bus trip de 3 semaines pour rejoindre la côte Est.
Le road trip de fin d’année, avec sa «sœur» cadette Andrea, juin 1969.
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© Archives Sylvie Mathé
49On est partis de Rock Island, on a traversé l’Illinois, l’Ohio, la Pennsylvanie … jusqu’au Massachusetts, à Boston. On s’arrêtait le soir dans des familles d’accueil. S’il y avait des choses à visiter sur le trajet, on s’arrêtait. Je me souviens avoir fait de la voile sur la Charles River à Boston. Je me souviens dans l’Ohio des June bugs aussi, une espèce de pluie d’insectes... Vous ne connaissez pas les June bugs? Ah, ce sont des insectes un peu comme des beetles, enfin des sortes de hannetons, mais c’est une véritable pluie, ça tombe du ciel et les essuie-glaces n’arrivent pas à les balayer! C’est atroce. Un peu comme dans le film Magnolia, tu sais, la pluie de grenouilles. Là, ce n’étaient pas des grenouilles, c’étaient les June bugs. Donc on a visité Boston, puis on s’est arrêté à New York, un des highlights bien sûr du voyage, ensuite Philadelphie. Et le point d’orgue de l’année, c’était Washington, où on est arrivés fin juillet... Ah oui, le 21 juillet à la télévision, j’étais à Atlantic City, j’ai vu Neil Armstrong et Buzz Aldrin marcher sur la Lune… Et c’est là d’ailleurs que j’ai appris le décès de ma grand-mère qui était morte depuis plusieurs semaines, mais le courrier ne suivait pas. Comme Proust, j’ai perdu ma grand-mère longtemps après… À Washington, on s’est retrouvés, tous les AFSers à nouveau, comme ça avait été le cas à l’arrivée à Hofstra, à la fois pour visiter la ville, bien sûr, mais aussi pour être reçus d’abord par le maire de DC, qui curieusement s’appelait lui-même Washington, Mayor Walter E. Washington, et surtout à la Maison-Blanche par Nixon. Alors ça, c’était quand même incroyable... Quand j’y repense maintenant, sachant ce que sont devenues les consignes de sécurité et autres, on avait l’impression qu’on était rentrés là, personne ne nous avait contrôlés, la pelouse de la Maison-Blanche était bondée. Lui, il était comme toi, Pascale, à deux mètres de moi… Et d’ailleurs j’ai trouvé sur YouTube des photos où on voit Nixon face à nous sur la pelouse, avec la légende «President Nixon speaking to the 2000 American Field Service students».
President Nixon speaking to 2000 American Field Service students from 60 countries on the White House lawn. July 22 1969.
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© Everett Collection / Bridgeman Images
Richard Nixon, à la Maison Blanche, parle à la promotion AFS de 1968, juillet 1969.
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© Françoise Perraud
50Il nous a fait un discours très soft power. Il nous félicitait, on allait rentrer chacun dans nos pays respectifs…
51SV: Porter la bonne parole?
52SM: Oui, en gros c’était ça. À ce propos, j’ai découvert récemment une chose amusante, en faisant des recherches sur le livre de Robert Linhart, L’établi. Il se souvenait que, quand il était en terminale au lycée Claude Bernard, il avait mentionné à Michel Deguy, qui était son prof de philo, son projet de candidater à l’AFS et Michel Deguy le lui avait vivement déconseillé, de crainte qu’il ne devienne «représentant en Coca-cola»! J’ai retrouvé aussi l’enregistrement de l’allocution qu’avait faite Kennedy en 63, dans les mêmes circonstances. Je ne sais pas si c’était l’année de Marc Chénetier...
53SV: Marc est arrivé à la rentrée 1963, donc juste avant la mort de JFK. C’est Johnson et Robert Kennedy, je crois, qui avaient reçu la promotion AFS de Marc à la Maison Blanche…
54SM: Il y a donc, sur YouTube, le discours de Kennedy fin juillet 63, qui est très intéressant. Et c’est drôle parce qu’il évoque même Davenport: il parle des familles qu’on a quittées et il cite Davenport, Iowa… Et le message, c’est être les ambassadeurs de la paix, et rentrer dans nos pays respectifs pour y devenir les leaders de demain… De sorte que, quand nous reviendrons et qu’il sera, lui, un ex-président chenu, ce sera pour nous accueillir comme président ou, dit-il, encore mieux, First Lady…
55SV: Donc en 69, tu retrouves la France, et le lycée Fénelon à Paris.
56SM: Oui, à la rentrée 69. Je débarque au foyer des lycéennes, rue du docteur Blanche, un foyer qui dépendait du ministère de l’éducation nationale, qui était relativement bon marché par rapport en tout cas aux autres foyers plus près de Fénelon, parce que c’était quand même très loin, c’était au métro Jasmin. À l’autre bout de Paris.
57SV: Changement à Michel-Ange Molitor, je me souviens bien.
58SM: Exactement. Au foyer, une fois de plus je ne connaissais personne, mais je me suis fait beaucoup de très bonnes amies. C’était très spartiate, les conditions étaient quand même assez strictes. On avait droit à deux sorties par semaine, une sortie jusqu’à 23h qui était dite «sortie Bibliothèque Saint-Geneviève» et une sortie jusqu’à 1h du matin, tout ça avec des carnets de sortie, dûment signés avant, après, etc. Les seuls hommes autorisés à pénétrer dans le foyer, c’étaient les médecins.
Carnet de sortie, Foyer des lycéennes, rue du docteur Blanche, Paris, 1969.
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©Archives Sylvie Mathé
59Je me souviens, j’avais une chambre qui donnait sur le jardin. Et en face, il y avait un immeuble assez chic où habitait Joe Dassin. Et donc, de ma chambre, je voyais la cuisine de Joe Dassin. Je voyais s’agiter des ombres…
60SV: Vous alliez siffler le soir sur la colline…
61SM: Non, pas vraiment… Mais je voyais ça un peu comme une métaphore de la vie. Il y avait, d’un côté, Joe Dassin, des gens qui faisaient la cuisine ou la vaisselle, une sorte de vraie vie. Et puis moi, à ma table, en train de faire ma version latine… Ces années au foyer n’étaient pas un lit de roses mais elles m’ont permis de nouer des amitiés durables. C’est là que j’ai rencontré Françoise Delphy aussi, qui venait de passer l’agrégation et qui avait été recrutée par l’inspecteur comme agrégée répétitrice. Elle avait un demi-service au foyer, un demi-service au lycée La Fontaine.
62SV: Quand j’y suis allée, effectivement, on nous avait expliqué que c’était aussi un lycée. Il y avait une proviseure, il y avait des profs. Et, par exemple, le soir, après notre journée au lycée en prépa, on pouvait avoir de l’aide de ces enseignants.
63SM: Françoise Delphy avait été recrutée dans ce cadre. Elle assurait des permanences et une présence à la fois pédagogique et psychologique. Je l’ai revue récemment, elle se rappelait qu’elle avait organisé un club d’anglais, où on discutait en anglais. Donc c’était un gynécée, le premier de multiples gynécées pour moi. Je n’en garde pas du tout un mauvais souvenir. J’y ai passé trois ans. Il est vrai aussi que je rentrais dans ma famille le week-end, ce qui facilitait les choses. Une de mes meilleures amies qui était en prépa avec moi à Fénelon habitait Bordeaux, d’autres Poitiers, Marseille ou Albi, elles rentraient chez elles aux petites vacances seulement. Il y avait même quelqu’un, une de mes camarades d’hypokhâgne, qui habitait Nouméa et qui était très déprimée. C’était quand même dur. Quant à Fénelon... L’arrivée à Fénelon, c’était aussi un moment assez extraordinaire. On était 70 dans ma classe à la rentrée. Je crois que la première chose qu’on nous a dite, c’est qu’on était 70 mais qu’à la Toussaint, on ne serait plus que 50. Déjà, ça posait l’ambiance. Je me souviens du premier cours de latin, avec une prof qui était d’ailleurs remarquable, Madame Huppé, je ne sais pas si tu l’as eue, Sophie...
64SV: Non.
65SM: Première question: «Qui a eu le premier prix au concours général de latin?». Personne ne bouge. «Deuxième prix?». Personne ne bouge. Alors là, une main timide se lève et une fille annonce qu’elle a eu un accessit, ce qui n’a entraîné que mépris de la part du professeur, ça ne comptait pas. Bon, l’ambiance était... posée. D’emblée, c’était donc sous le signe de la compétition que s’annonçait cette préparation. Fénelon se targuait de recruter les meilleurs éléments de France et de Navarre et d’avoir le taux d’intégration le plus élevé à l’ENS Sèvres, essentiellement en lettres classiques, d’ailleurs. Donc oui, il y avait bien sûr un certain esprit de compétition. On disait, je ne l’ai jamais vraiment constaté moi-même, que certaines élèves arrachaient les pages des livres de la bibliothèque qu’on était censé lire pour en priver les autres… C’était peut-être vrai, mais j’ai plutôt le souvenir d’une sorte de collectivité assez solidaire. Le choc pour moi a été peut-être plus un choc social qu’un choc académique, même si, débarquant d’un petit lycée de province, j’étais forcément impressionnée par cette atmosphère de surchauffe intellectuelle et abasourdie aussi par la quantité de travail à fournir. Je me souviens qu’au premier cours de français, M. Lemaître, un des auteurs du Lagarde et Michard XXe siècle, nous avait donné trois ou quatre pièces de Corneille à lire pour le cours suivant, deux jours plus tard! Mais surtout, je me sentais plus ou moins déclassée sur le plan social. Le milieu social de la classe, c’était la grande bourgeoisie parisienne, peut-être à 70 ou 80%. Quelques élèves de banlieue, comme moi, ou de province, mais essentiellement des Parisiennes. Et parmi ces Parisiennes, plusieurs étaient filles de profs de la Sorbonne. L’une d’entre elles était la fille d’un médaillé Fields. Je ne savais pas ce que c’était que la médaille Fields, mais je voyais bien que... c’était important. Que tout le monde trouvait ça extraordinaire. Et je me suis rendu compte, à ce moment-là, d’une forme de déclassement social. Je ne parlerai pas de transfuge de classe ni même de transclasse, mais je n’étais clairement pas du même milieu. Je n’étais pas une héritière. Une autre chose dont je me suis rendu compte aussi très vite, c’était l’importance de la rhétorique, le «faire-savoir» dans le triptyque savoir/savoir-faire/faire-savoir … le fait que ces élèves de la grande bourgeoisie, qui venaient de Notre-Dame de Sion, de Neuilly, de Fénelon, des grands lycées, avaient une espèce d’agilité rhétorique, savaient parler, que voilà, it comes with the territory… J’ai l’impression que c’était presque ce qui m’a le plus frappée. Parce que sur le plan intellectuel, on était toutes plus ou moins au même niveau, on avait toutes été la meilleure élève de son lycée, collectionnant les prix d’excellence et autres. Mais l’aisance sociale, qui se manifestait essentiellement à l’oral, ça c’était un plus. Ce qui fait que, par exemple, moi j’étais terrorisée par les colles. L’idée de passer des colles me semblait insurmontable. En tout cas, les premiers temps.
66SV: Et est-ce que, à Fénelon, tu as eu de bons profs en anglais?
67SM: Alors, en hypokhâgne, moyen, enfin ce n’était pas extraordinaire. On faisait de la version et du thème, et des commentaires de texte. En khâgne, j’ai eu une très bonne prof, Simone Lacomblez, qui était remarquablement dévouée. Tu ne l’as pas eue, toi?
68PA: Non, j’étais à Bordeaux.
69SM: Ah oui, tu étais à Bordeaux. Elle avait des méthodes assez traditionnelles, mais très efficaces. Elle nous donnait de très courts devoirs toutes les semaines, où on devait commenter deux vers d’un poète, un paragraphe d’un roman, ou trois lignes d’une pièce de théâtre. Et sur la base de ces quelques lignes, on devait rédiger un commentaire. C’était une pratique très soutenue et ça obligeait à décortiquer un texte, ça donnait des outils pour analyser ces fragments. En dehors de ces courts exercices, elle nous entraînait à ce qui était l’épreuve commune d’anglais, à l’époque, au concours de l’ENS, à savoir la comparaison de deux ou trois textes. Donc on faisait beaucoup de littérature, on avait le Guibillon, je crois, et puis elle nous ronéotait aussi des textes. On était peu nombreuses en option parce qu’en fait, comme je préparais Sèvres, il y avait très peu de candidates en langue. La voie royale pour cette ENS restait les lettres classiques, la grande majorité des khâgneuses présentaient le concours dans cette option, et seule une poignée d’élèves se présentaient dans les autres matières. Les langues étaient traditionnellement plutôt réservées au concours de Fontenay-St Cloud. Dans ma classe d’hypokhâgne, j’étais pratiquement la seule angliciste. Avec l’autre hypokhâgne, on était quatre ou cinq. Et la même chose en khâgne. Et là, j’ai eu la chance de me retrouver avec d’autres camarades qui sont devenues des amies, avec qui j’ai travaillé, préparé le concours… Marie-Christine Cunci, qui était angliciste comme moi, Nathalie Desvaux qui, elle, présentait le concours en lettres modernes. On a préparé ensemble Normale sup. Ensuite, avec Marie-Christine, j’ai préparé l’agreg. Donc il y avait ce travail collectif, ce travail d’équipe que j’ai trouvé très profitable. Et en plus, il y avait une très bonne ambiance, contrairement à ce qu’on dit souvent sur les prépas élitistes. Il me semble qu’on s’entendait plutôt bien dans la classe. L’assistante d’anglais du lycée, c’était Marguerite Le Clézio, cousine du futur prix Nobel, qui était très active auprès de nous. On a fondé un club d’anglais, et aussi un journal qui s’appelait le Fénelon Underground parce que le club se réunissait dans une salle en sous-sol du lycée. J’étais rédactrice en chef du Fénelon Underground où on exerçait nos talents de creative writing. On a monté des spectacles, on se déguisait, on faisait du square dancing… Il faut croire que, malgré tout, on ne faisait pas que travailler, même si c’est le souvenir que j’ai gardé…
Le Fénelon Underground, rebaptisé le Underground Fénelon, Vol 1, n° 1 et 2, 1971.
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70Cette première khâgne, ce sont de très bons souvenirs. Ce qui est un moins bon souvenir, c’est que j’ai échoué au concours et là, ça a été quand même rude. Je pense que mes profs croyaient à mon succès sans doute plus que moi et qu’au fond, je ne m’étais pas suffisamment mobilisée la première année dans l’optique des épreuves. Je n’étais pas assez… «polard» et ma préparation était un peu dispersée. Il faut dire aussi que le concours de Sèvres était un concours polyvalent, pluridisciplinaire, à épreuves communes à coefficient égal entre toutes les matières, ce qui impliquait par conséquent un énorme travail dans les différentes disciplines, d’autant plus qu’il n’y avait pas de programme en tant que tel. Donc, la littérature française, c’était toute la littérature française: Manon Lescaut, «J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens…», «Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, Seigneur…», «Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre…», Un Cœur simple, Le Temps retrouvé… En histoire, il y avait bien un programme, mais il était démentiel. Il commençait avec l’Ancien Régime pour l’histoire de France, donc c’était la France de l’Ancien Régime à 1960, plus le monde de 1945 à 1960. On pouvait y consacrer tout son temps sans espérer en faire le tour… Et par exemple, en hypokhâgne, on a passé l’année sur l’Ancien Régime et la Révolution. On lisait Mathiez, on lisait Soboul, enfin tous les grands... Et en philo, évidemment, la même chose, pas de programme. En anglais, bien sûr, la même chose aussi. C’était une des raisons, je crois, pour lesquelles les linguistes préparaient plutôt Fontenay-Saint-Cloud. À Fontenay, il y avait un programme, donc c’était plus balisé et le poids de la spécialité dans le concours d’entrée était plus important. Bref, ayant échoué, étant très amère, très déçue, je rechignais à l’idée de repiquer. En même temps, ça me semblait difficile de ne pas, mais à Fénelon où il y avait deux khâgnes, la K1 où j’étais avait meilleure réputation que la K2, dont on disait que les professeurs étaient moins bons. C’est vrai que j’avais eu d’excellents professeurs en K1, notamment Madame Houillon en français, qui galvanisait la classe... Aussi je me suis décidée à demander mon transfert à Henri IV. Je voulais un bol d’air, je voulais changer, au grand dam de la proviseure de Fénelon qui était furieuse de cette coupable trahison, et malgré les objections familiales… J’ai donc fait ma rentrée à H IV et alors là, ça a été un épisode dont je suis contente d’avoir l’occasion de parler.
71SV: Je ne savais pas que tu avais fait une rentrée à H IV.
72SM: Ah, ça a été très éphémère! J’ai dû y rester à peu près trois semaines. Henri IV, c’était l’aventure totale, j’avais évidemment perdu mes marques et tout mon réseau d’amies. Ce n’était peut-être pas la première année où la prépa s’ouvrait aux filles, mais enfin c’était le tout début. On était, je crois, quatre ou cinq filles dans un océan de khâgneux qui n’étaient pas particulièrement accueillants, c’est le moins qu’on puisse dire, et encore moins bienveillants. Bref, la rentrée a été un cauchemar, et la raison pour laquelle je suis contente de pouvoir en parler c’est que ça va être mon moment MeToo. Quand on est arrivées dans la classe, on était ces quelques filles qui marchaient sur des œufs. On a entendu, on entendait, parce que ça ne s’est pas produit qu’une fois, comme une rumeur qui ondulait, là, dans la salle de classe, «cuisse, cuisse … sexe, sexe…», une rumeur de fond, avec le prof–je revois le prof de philo, éminent spécialiste de Kant par ailleurs–qui se léchait les babines et qui avait l’air de se délecter de tout ça… C’était odieux. J’ai parlé de la solidarité dont j’avais fait l’expérience à Fénelon. Là, c’était tout à fait l’inverse. Il y avait une espèce de... d’hostilité, mais surtout un sexisme qui était absolument insupportable.
73SV: Et personne ne disait rien. Tous les profs étaient des hommes?
74SM: Bien sûr. Henri IV, c’était le bastion, c’était le grand lycée, l’un des deux, mais peut-être le plus grand pour les prépas lettres. Rétrospectivement ce qui me paraît incroyable, c’est que cette violence verbale sexiste, sexualisée, était cautionnée par les autorités, en l’espèce le prof dans la salle de classe qui, au lieu d’intervenir, souriait et se régalait de la scène…
75SV: Donc l’arrivée des filles n’avait pas du tout été préparée.
76SM: Je pense qu’on ne s’interrogeait même pas sur le sujet, ce n’était même pas à l’ordre du jour, on ne préparait pas l’arrivée des filles.
77SV: Est-ce que tu crois que c’est le lycée qui avait décidé de s’ouvrir aux filles ou que ça lui avait été imposé?
78SM: Non, je crois que la mixité était dans l’air du temps. Par exemple, à Fénelon l’année d’avant, il y avait pour la première fois deux garçons dans ma classe de khâgne. L’un d’eux est d’ailleurs devenu un écrivain célèbre, René Pavans de Ceccatty. Je me souviens très bien de son arrivée à la rentrée, il portait une pélerine, on aurait dit le Grand Meaulnes... On avait deux garçons pour une cinquantaine de filles, mais on ne les a pas ostracisés, loin de là. De toute façon, à l’époque, il y avait deux concours séparés à Normale Sup, Ulm pour les garçons et Sèvres pour les filles. On n’était pas en compétition avec eux.
79SV: C’est ce qui est encore plus étrange.
80SM: Cet accueil était humiliant… C’est pourquoi je suis contente de pouvoir enfin dire ce que je n’ai jamais entendu ou lu ailleurs sur le sexisme de ces classes prépa à dominante masculine. J’ai du mal à croire que cette expérience soit unique, et pourtant personne à ma connaissance n’a parlé de la chape de plomb de ce sexisme d’atmosphère, pour reprendre une expression devenue courante dans d’autres contextes. Une forme de domination par le dénigrement, par l’abaissement, qu’on encaissait en silence… Non seulement une expérience profondément humiliante et aliénante qui va bien au-delà des micro-agressions, pour nous pousser à l’invisibilisation, mais une façon aussi de nous couper les ailes pour le concours… À croire que la devise du lycée Henri IV, Domus Omnibus Una, Une maison pour tous, ne s’appliquait pas aux filles en cette époque pionnière de la mixité!
81L’autre raison qui m’a fait fuir cette khâgne, outre l’atmosphère suffocante de la salle de classe, c’était la différence au niveau des concours d’entrée. Au premier cours d’histoire, le prof a démarré en 45. 1945-1960, c’était la fin du programme sur la partie mondiale. Or, l’examinateur de Sèvres, parce qu’on connaissait bien sûr les examinateurs, c’était Henri Contamine, qui était un spécialiste d’histoire militaire. C’était un prof de la Sorbonne, je crois, ou de l’université de Rennes, je ne sais plus. Enfin, un très vieux monsieur qui avait autour de 75 ans l’année où j’ai passé le concours, et qui avait fait la guerre de 14. Et il était notoire que pour lui, l’histoire s’arrêtait en 1918 et qu’il ne donnait jamais de sujets au-delà de la Première Guerre mondiale. Les deux sujets d’écrit qu’il a donnés les années où j’ai passé le concours, c’étaient... les questions religieuses en France de 1789 au milieu du XIXe siècle, et la France et la guerre, 1789-1914. Certains sujets d’oral me terrifiaient. Par exemple, les Balkans en 1914, ou Branche aînée, branche cadette de la dynastie des Bourbons… Je me disais, si je tombe là-dessus, c’est zéro. Je suis tombée sur Poincaré. En fait, je connaissais pas mal de choses sur Poincaré, je savais qu’il était né à Bar-le-Duc, qu’il était avocat, qu’il avait été président du Conseil puis président de la République, je connaissais un peu sa carrière politique, son rôle pendant la Grande Guerre, l’Union sacrée, le franc Poincaré, etc. Je savais même qu’on l’avait surnommé la Blanche Hermine. Et alors pendant tout l’oral, M. Contamine voulait absolument que je lui dise... quel était le quolibet dont on avait affublé Poincaré après la guerre. Moi, je ne connaissais que la Blanche Hermine. Je trouvais que c’était déjà pas mal... Mais ce n’était pas ça qu’il voulait. Et alors finalement, dans une espèce de tressaillement, il m’a lancé, «Poincaré, la guerre, l’homme qui rit dans les cimetières»… [Rires] Donc, premier cours d’histoire à H IV, 1945, l’après-guerre, le monde après-guerre. Les différences entre Ulm et Sèvres étaient très marquées dans cette époque antérieure à la fusion, et je me suis rendu compte que l’année d’histoire allait être perdue pour moi. Bref, j’ai fait des pieds et des mains à ce moment-là pour retourner à Fénelon, où la proviseure ne voulait pas me reprendre, toujours vexée qu’elle était, et finalement, grâce à l’intercession de mes professeurs qui m’ont soutenue, qui ont répété que j’avais eu un accident au concours l’année d’avant, un moment d’égarement, etc., elle a fini par me réadmettre à la Toussaint. Et j’ai donc pu cuber en K2. Soulagée.
82SV: Et donc tu avais choisi l’anglais comme option?
83SM: Mon tropisme au départ était plutôt vers les lettres et l’histoire. Mais, pour moi qui revenais des États-Unis, le choix de l’anglais comme spécialité au concours semblait aller de soi et c’est là que j’ai bifurqué vers l’anglais. Une autre raison aussi, c’était que j’étais revenue très enthousiasmée, très nostalgique de l’Amérique, et je désirais à tout prix y retourner, sachant que pendant deux ans je n’en avais pas le droit, puisque c’était dans le règlement de l’AFS, mais que si je voulais avoir l’occasion d’y étudier, ce serait par cette filière-là.
84SV: Et donc tu réussis le concours et tu entres à Sèvres en 72.
85SM: C’est ça. J’étais le Poulidor de la promotion.
86SV: Sartre l’a été aussi, après tout.
87SM: J’ai lu une phrase que j’ai trouvée drôle, je crois que c’est Canguilhem qui a dit cette phrase à Michel Serres quand il a passé l’agrégation de philo, où il a été reçu deuxième: «À ce concours, le meilleur est toujours reçu deuxième, ce fut naguère mon cas, c’est aujourd’hui le vôtre». On se console comme on peut. Voilà, il y a de quoi adoucir la frustration de son ego. En fait, j’étais très contente, bien entendu, d’avoir intégré. Mais j’étais très frustrée aussi parce qu’il se trouve que j’ai eu une conversation avec Marie-Thérèse Jones-Davies à la fin de l’épreuve orale d’anglais. C’est elle qui avait corrigé l’épreuve d’écrit et qui faisait passer l’épreuve de commentaire à l’oral. À l’écrit, on avait eu une comparaison de trois textes: un texte de H.G. Wells, un de D.H. Lawrence et un troisième de Joyce, trois extraits qui tournaient autour des relations mère-fils.
88SV: Sons and Lovers?
89SM: Oui, Sons and Lovers. Le texte de Joyce était tiré de Portrait of the Artist et celui de Wells de The New Machiavelli. Bref, je fais ma composition. J’étais très contente de ce sujet. Ça m’avait beaucoup plu. L’année d’avant, c’était une comparaison entre deux passages du Merchant of Venice et de The Honest Whore de Thomas Dekker. Je n’avais pas du tout accroché. Et donc je fais ma disserte, je pense qu’elle devait faire trois copies doubles comme c’était plus ou moins la norme à l’époque, c’étaient des épreuves de six heures. Et dans le dernier mot du dernier paragraphe de la conclusion, je voulais écrire une relation à laquelle on avait longtemps aspiré... qu’on avait longtemps recherchée, donc «a long sought-after relationship». Je vérifie le sens du verbe to seek dans mon petit COD, et bien entendu, j’écris «a long seeked-after relationship»… À la fin de mon oral, sur un extrait de William Hazlitt où il était question de cleanliness, mot que je ne cessais d’écorcher, Madame Jones-Davies me dit: «Est-ce que c’est vous qui avez fait cette horrible bêtise, cette horrible faute à la conclusion de l’épreuve écrite?». Je m’en étais aperçue, bien sûr, et je dis oui, très dépitée. Et alors elle me dit: «Ah, c’est vraiment dommage, parce que je vous aurais mis 17, mais avec cette faute, je ne vous ai mis que 151/3». 151/3, coefficient 3, ça faisait une différence de quatre points, bref c’est comme ça que j’ai perdu ma place de cacique.
Sylvie Mathé, été 72, après le concours d’entrée à l’ENS.
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© Pascal Fournier
90PA: Et donc Sèvres en 72, ça ressemblait à quoi ?
91SM: Alors Sèvres en 72, c’était le boulevard Jourdan. On était une toute petite promotion, on était 35. Autre inégalité flagrante avec les garçons, les Ulmiens étaient 50, les Sévriennes 35. C’était plus difficile d’intégrer à Sèvres qu’à Ulm. Il y avait à peu près le même nombre de candidats, autour de 650, mais on voit bien là aussi la minoration des femmes. La promo était constituée très majoritairement d’étudiantes de lettres classiques et modernes. Quelques philosophes quand même, notamment Claudine Tiercelin qui est maintenant au Collège de France, une russisante, deux trois historiennes… Et exceptionnellement on était cinq anglicistes, je crois qu’on n’avait jamais vu ça à Sèvres. D’habitude, il y en avait une ou deux, ou pas du tout. Dans cette promo il y avait donc Marie-Christine Cunci et moi de Fénelon, et trois khâgneuses qui venaient de la même khâgne de Clermont-Ferrand. À Sèvres, il n’y avait pas pour l’anglais de caïmans comme l’était Pétillon à la rue d’Ulm, il n’y avait pas d’équipe enseignante attachée. Il y en avait pour le français, le latin et le grec, mais pas pour l’anglais. Nous avions peu d’interactions avec la rue d’Ulm, si ce n’est au niveau des amitiés personnelles l’année d’agrégation. Je me souviens avoir fait la connaissance de Pétillon dans la bibliothèque de la rue d’Ulm. Son petit garçon gambadait entre les tables. Plutôt qu’au pot de la rue d’Ulm, nous allions parfois au resto U de la Cité internationale pour nous «encanailler»… À côté du boulevard Jourdan, dont l’administration était assez collet-monté, la Cité internationale faisait l’effet d’une porte ouverte sur le monde. Donc en anglais, Suzy Halimi nous dispensait des cours de version, et il y avait une lectrice d’Oxford, Jill Forbes, qui assurait des cours de thème. Et sinon, la formation, c’était une équipe de Paris III qui se relayait à raison de deux ou trois séances chacun pour traiter certains des auteurs d’agreg. L’équipe en question, c’étaient Jacques Cabau, Laurette Véza, Jean Dulck, et Sylvère Monod. Par ailleurs, Cabau était l’interrogateur au concours d’entrée pour l’épreuve de spécialité. Il y avait une épreuve de spécialité à l’oral, avec deux questions au programme. Cette année-là, c’étaient le puritanisme anglais au XVIIe siècle et la frontière. À l’oral avec Cabau, j’avais tiré, c’était plus son domaine, un extrait de Leslie Fiedler, The Return of the Vanishing American. J’étais très impressionnée par lui. Je savais qu’il était critique à L’Express, j’avais dû lire quelques-uns de ses articles, et il était physiquement très imposant. Oui je me souviens bien de cet oral de Sèvres. En russe, c’était le président de Vincennes qui nous faisait passer l’oral, Claude Frioux, une personnalité marquante lui aussi. Là, j’avais tiré un extrait des Pauvres Gens de Dostoïevski.
92SV: Tu avais fait du russe?
93SM: Oui, le russe fait partie justement de mon itinéraire de lycéenne. Quand je suis arrivée en 4ème, en 1963, j’hésitais entre grec et allemand comme 2ème langue. Mais Spoutnik et Gagarine étaient passés par là et l’enseignement du russe commençait à se répandre dans le secondaire. Auparavant, le russe était enseigné dans les grands lycées de Paris sans doute, et peut-être quelques lycées de province, mais pas ailleurs. J’ai donc fait partie de la première promotion de russe 2ème langue du lycée de Pontoise. On était cinq ou six élèves dans la classe, et pour que notre pauvre professeur n’ait pas à se démultiplier entre trop d’établissements de la région pour remplir son service, on avait droit à un horaire alourdi, on faisait cinq heures de russe par semaine. Et le russe a joué un grand rôle dans ma formation. D’abord par affinité, j’aimais beaucoup la langue, j’ai beaucoup lu de littérature russe en français. Les contacts avec l’URSS à l’époque étaient extrêmement réduits. Restaient la littérature, bien sûr, le cinéma et la musique. J’avais des disques où étaient enregistrés des extraits de Tchékhov, Les Trois Sœurs, que j’écoutais religieusement, de même que les Chœurs de l’Armée Rouge… Et puis, après les rituels séjours d’été en Angleterre, à Southend-on-Sea, entre ma 4ème et ma 2nde, j’ai eu la chance de pouvoir partir à l’été 67, à la fin de ma 1ère, pour un premier séjour linguistique à Leningrad avec France URSS. Ça a été une expérience assez extraordinaire. On était logés en dortoir universitaire, en face de la forteresse Pierre-et-Paul, et on suivait des cours à l’université le matin, des cours de langues qui étaient adaptés par niveau. On faisait aussi du chant, et il y avait des conférences très sérieuses. L’après-midi était consacré à des visites, des musées bien sûr, des palais, des hauts-lieux historiques et touristiques, mais aussi de sovkhozes et de kolkhozes. On était reçus un peu partout avec beaucoup d’enthousiasme, dans des événements très cadrés évidemment, parce que le KGB n’était jamais très loin. Mais le programme était extrêmement riche. Dans les sovkhozes et les kolkhozes, il y avait des festins, on nous gavait de vodka, le caviar à ce moment-là était denrée courante. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à manger d’ailleurs, l’ordinaire était plutôt des pommes de terre, de la kacha, quelques saucisses, du chou, du bortsch, mais aussi du caviar. Et puis le week-end, on faisait des excursions plus lointaines, on allait dans des villes comme Novgorod, Pskov, etc. On était libres de circuler en ville et de faire des contacts. Les Russes étaient extrêmement accueillants, avides d’informations sur la France et ravis de pouvoir parler français. Je me souviens d’un couple rencontré dans un café de la Perspective Nevski, qui se pâmait à l’évocation de Victor Hugo… Ce 1er séjour coïncidait avec les débuts de l’ouverture de l’URSS aux étrangers. Les magasins étaient très peu et mal approvisionnés, les rayons du Goum étaient vides, les paysans autour des gares vendaient leurs légumes ou leurs poulets. Bref, l’ambiance était très soviétique. Bernard Guetta était de ce voyage, je me souviens. À l’époque, il était lycéen à Henri IV. J’ai renouvelé l’expérience deux fois par la suite, je suis retournée à Moscou en 1970, entre mon hypokhâgne et ma khâgne, et à nouveau en 1973, après ma première année d’École.
À Rostov, en 1970, puis à Souzdal, en 1973.
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©Archives Sylvie Mathé
94SV: C’est presque étonnant que la présence du russe dans ton cursus n’ait pas joué dans la décision de l’AFS, pour ton recrutement. J’aurais pensé qu’en pleine guerre froide, ça aurait pu les inquiéter.
95SM: C’est vrai que France-URSS était une officine du PC. Mais il s’agissait de stages linguistiques. Et dans le cours de government que j’ai suivi à Rock Island après, on était à fond dans l’ère de la guerre froide, et il m’arrivait effectivement de m’exprimer pour faire entendre un autre son de cloche. Non, ça ne les a pas dissuadés. Au contraire, je crois. Parce que, dans le dossier de candidature, ils étaient aussi très attachés à ce qui était extracurriculaire. Par exemple, en terminale, je ne sais pas par quel biais, mon lycée était affilié à l’UNESCO, on avait organisé une campagne contre la faim, je m’y étais beaucoup investie, on faisait des concerts, on ramassait de l’argent en vendant des croissants et en lavant des voitures, et j’avais eu le prix UNESCO cette année-là. Il y avait eu aussi la fête pour le quatrième centenaire du collège Chabanne en 64, où j’avais joué du violon sur scène, le Rigaudon de Rameau et l’Allegro Con Brio de Guerini, pendant que mon frère participait à une saynète où les élèves de sa classe, déguisés en moines, célébraient le «Fay ce que vouldras» de Rabelais. Cette célébration avait été aussi l’occasion de la première apparition sur scène de Michel Delpech, star locale (il était alors en terminale), qui a chanté son tube «Chez Laurette»… Bref, toutes ces activités extracurriculaires étaient vues comme des plus. C’était le système américain.
Quadricentenaire du Collège Chabanne, Pontoise, 31 mars 1964.
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96SV: Quand tu étais à Sèvres, tu suivais aussi un cursus à Paris IV, où tu passais tes examens?
97SM: Oui, quand on était reçu à Normale Sup, on avait l’équivalence de tous les DEUG dans toutes les matières qu’on avait passées au concours. Alors, l’année où j’ai cubé, après avoir intégré à Sèvres, j’ai passé, en septembre, les premiers certificats de ma licence d’anglais. Et donc, ma première année à l’École, j’ai terminé cette licence d’anglais. C’est là que j’ai retrouvé Françoise Delphy pour un TD de littérature américaine où il y avait au programme A Farewell to Arms, As I Lay Dying et une pièce d’O’Neill, je crois. Je préparais en parallèle une licence de lettres modernes, pour laquelle j’ai eu d’ailleurs d’excellents cours, notamment un cours sur Stendhal, je me souviens, sur La Chartreuse de Parme, avec Robert Mauzi, et aussi des TD très structuralistes de Jeanne Bem sur Éluard et Breton… À Sèvres, on était traditionnellement inscrites à Paris IV, ce qui était un des paradoxes de l’École: nous étions officiellement inscrites à Paris IV alors que l’équipe d’anglicistes qui nous préparait à l’agreg venait de Paris III.
98PA: On a été, ensuite, inscrites à Paris III.
99SM: Ils ont dû changer après. C’était lié aussi au fait que la plupart des normaliennes avaient intégré en lettres classiques et les inscriptions à la fac concernaient l’ensemble de la promo. Donc ma première année à l’École, j’ai fait cette licence de lettres modernes, que j’ai validée en parallèle avec la licence d’anglais. J’ai passé un certificat de littérature comparée avec Charles Dédéyan, parce que j’avais toujours le russe dans mon horizon. À l’époque, j’aurais aimé faire Sciences Po, c’était une autre… j’allais dire une autre vie possible, une autre voie possible. Je pensais donc aussi à Sciences Po et à l’ENA, mais si je voulais repartir aux États-Unis, il ne fallait pas que je m’embarque dans cette voie, parce qu’à ce moment-là, je n’aurais pas pu bénéficier des mobilités à l’étranger de l’École. Finalement, ma vocation d’angliciste et d’américaniste s’est confirmée et affirmée par ces choix négatifs, ces roads not taken ... et surtout par le fait que je voulais absolument repartir aux États-Unis, que je voulais y vivre, y étudier, voire y enseigner. Mais quand est arrivée ma deuxième année d’École, qui était l’année de mobilité pour les linguistes, et que j’ai annoncé que je souhaitais partir aux États-Unis, ça a été l’anathème.
100SV: Ça, c’était l’année de maîtrise.
101SM: Oui. Les États-Unis donc, c’était Niet! Il était difficile de s’affirmer comme américaniste à l’ENS. L’anglais y était déjà une discipline un peu périphérique, vu la prédominance traditionnelle donnée aux lettres classiques et modernes, et l’américain encore plus.
102PA: Il fallait avoir le Queen’s English… Il ne fallait surtout pas aller se dévoyer là-bas.
103SM: C’était assez compliqué parce qu’à l’époque, il n’y avait pas d’échange de lecteurs dédiés en Angleterre. Dans un premier temps, l’École m’avait pressentie pour faire comme ma camarade de promotion de l’année d’avant, Cécile Molinier, c’est-à-dire aller à Londres pendant deux ans pour un Master’s à Royal Holloway, ce qui aurait impliqué de reculer d’un an l’agrégation. Or je n’avais qu’une hâte, c’était d’en finir avec les concours. Il se trouve que cette année-là, Marie-Jeanne Durry, qui était la directrice de l’École, a négocié avec deux collèges d’Oxford, Lady Margaret Hall et St Anne’s, où tu es allée, Pascale, j’ai appris. Je me suis ainsi retrouvée lectrice dans ces deux collèges et je résidais à LMH. Alors là, que pouvait-on rêver de mieux? Je suis donc partie pour Oxford début octobre 73 en compagnie de Marie-Christine Cunci, qui devait rejoindre St Hilda’s.
À Oxford, 1974.
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104SV: Et tu as fait ta maîtrise à distance?
105SM: Oui, je m’étais inscrite avec Jeanne-Marie Santraud, qui était la seule américaniste de Paris IV, sur un sujet qui n’avait rien à voir avec the Queen’s English, ni avec la littérature Brito-British d’Oxford, qui était donc un sujet sur Updike: «Puritanism in John Updike’s Fiction», complètement décalé, évidemment, par rapport à Oxford. Quand on me demandait là-bas sur quoi je travaillais, les gens ouvraient des billes d’étonnement ou d’effarement....
106SV: Et pourquoi Updike? Comment l’avais-tu découvert?
107SM: Je l’avais découvert en première année d’École, parce qu’il se trouve que The Centaur était au programme d’agreg. Nous devions assister aux séances de préparation des agrégatives, et Cabau avait assuré la préparation pour The Centaur. Le roman, comme ses interventions, m’avaient plu. En option pour le concours d’entrée à Normale, il y avait eu ce sujet de civilisation sur le puritanisme et j’avais travaillé la question à ce moment-là. Donc j’avais combiné un sujet qui touchait au double héritage du calvinisme et du transcendantalisme dans l’œuvre d’Updike. Quand j’ai débarqué à Oxford avec ce projet, j’ai évidemment trouvé beaucoup de ressources en bibliothèque, d’une part à la Bodleian, et aussi à la British Library. Aucun cours à Oxford, évidemment, ne s’y rattachait de près ou de loin, mais de toute façon il n’y avait pratiquement pas de cours d’américain à Oxford. Le seul cours de littérature américaine, un cours sur Henry James, un des plus anglais des Américains…, c’était une prof de St Anne’s, Dorothy Bednarowska, qui le dispensait. J’ai suivi aussi un cours sur Ulysses avec Richard Ellman, qui était remarquable. Je me souviens d’une anecdote qui m’avait beaucoup amusée: une don de St Anne’s, spécialiste de Shakespeare, m’avait confié comme un secret coupable qu’elle se permettait une «excentricité»… à savoir un cours sur George Eliot! [Rires] Je donnais donc mes cours de conversation, de thème et de composition dans les deux collèges. Et puis je travaillais à la bibliothèque. La bibliothèque de LMH était ouverte 24 heures sur 24, ce que je trouvais assez extraordinaire. Oxford, ça a été une année de rêve, un conte de fées, une année magique comme je n’en ai pas vécu d’autres. Après le foyer des lycéennes et le boulevard Jourdan, le collège de LMH m’a paru absolument fastueux. J’avais une chambre alors qui était grande comme un hall de gare, immense.
108PA: Pardonne-moi. Est-ce que tu étais au 5 Fyfield Road?
109SM: Oui.
110PA: Et tu avais la chambre au premier étage?
111SM: C’est ça. Toi aussi?
112PA: Oui, oui, il y avait deux canapés. C’est la chambre qui devait être réservée aux lectrices.
113SM: Sans doute, parce que je faisais mes cours là. Il y avait en effet deux canapés en face de la cheminée. Cela dit, il n’était rien prévu pour le chauffage, c’est moi qui mettais les pièces, tu vois, pour chauffer. Et j’avais d’ailleurs protesté à la fin de l’année, parce que je trouvais que dans la mesure où cette chambre me servait de salle de cours, le chauffage aurait dû être au moins partiellement pris en charge. Cela dit, le collège était absolument fabuleux. Le parc était magnifique, la bibliothèque était ouverte toute la nuit. Dans la promo de troisième année, il y avait Benazir Bhutto, la fille du Premier ministre du Pakistan, qui deviendrait elle-même Première ministre dans les années 90 et qui serait elle aussi assassinée comme son père, sur qui courait le bruit que la reine s’enquérait régulièrement de ses notes... Enfin, ça c’est du off… Sa Majesté intervenait auprès de la principale de LMH, tu vois, en disant «We would be pleased…», parce que Benazir, dit-on, n’avait pas de très bonnes notes... Donc, comme toi Pascale, je suppose, je faisais partie de ce qu’on appelait la Middle Common Room. Les étudiants étaient Junior Common Room. Middle Common Room, c’étaient des étudiants qui étaient en master ou en doctorat, ou comme moi, des lectrices et lecteurs. Et puis Senior Common Room, c’étaient les dons, les fellows etc., et chaque groupe avait sa toge propre, bien sûr. Il m’arrivait d’être parfois invitée à la High Table dans un collège ou un autre, dîner suivi du traditionnel port and cheese.... Mais au fond, le cœur du ralliement pour moi, c’était la Maison française d’Oxford, qui était à deux pas de LMH, et où Marie-Christine Cunci et moi étions constamment invitées. On y avait quasiment notre couvert. Le directeur de l’époque, qui s’appelait Jean Lequiller, nous avait prises sous son aile et il nous conviait chaque fois qu’il y avait une conférence ou un invité de marque. Je me souviens y avoir rencontré le Président Senghor, qui venait recevoir un doctorat honoris causa à Oxford cette année-là et avec qui nous avons pris le thé.
Visite de Léopold Sédar Senghor à la MFO, octobre 1972.
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©Archives Sylvie Mathé
114Les repas de la MFO étaient non seulement exquis mais très élégants, servis par du personnel en gants blancs... Bref, c’était très supérieur du point de vue cuisine aux dining-halls des collèges. Nous étions très liées, bien sûr, avec les étudiants pensionnaires à la Maison française. Cette année qui avait très bien commencé a été malheureusement endeuillée par le décès fin novembre du directeur Jean Lequiller dans des circonstances particulièrement dramatiques. Il est mort d’un infarctus le soir même où il avait organisé une lecture d’extraits de La Recherche du temps perdu. L’acteur Pierre Viala lisait ces extraits et j’étais chargée de lire les commentaires rédigés par M. Lequiller pour situer les passages. Étant très fatigué après une première crise cardiaque quelques semaines plus tôt, il n’avait pas souhaité assister à la séance, et son épouse l’a trouvé mort juste après, au moment où il devait nous rejoindre pour la réception… Il se trouve que Ionesco était présent de son côté à la Maison française, à la même période, et je le revois, très affecté par ce drame, errant dans le jardin en pyjama et parlant tout seul dans la nuit… Cet événement traumatique a été un peu une cassure. Bien sûr, le cycle des activités s’est poursuivi, mais la MFO était devenue quelque part orpheline. J’ai été très touchée, récemment, quand Anne Page, qui examinait les archives de la Maison française, m’a envoyé une photo d’un plan de table, un menu plus exactement, avec le plan de table autour, à l’occasion de la venue de Roland Barthes pour une conférence.
Menu et plan de dîner en l’honneur de la venue de Roland Barthes à la MFO, 26-2-1974.
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Archives MFO © Anne Page.
115L’année à Oxford, comme j’ai dit, était relativement légère sur le plan des tâches à accomplir. Il y avait donc mon mémoire à rédiger. Il y avait aussi un certificat de maîtrise à préparer pour lequel il fallait lire une dizaine d’ouvrages de littérature américaine, en l’occurrence. Même si, en tant qu’américaniste, ma présence était assez incongrue à Oxford, j’ai pu malgré tout profiter de tout ce qu’il y avait là-bas. Et je garde de cette année un souvenir absolument fabuleux, fait de pépites mémorielles… Je me souviens en particulier d’une Passion selon Saint Matthieu renversante de beauté dans la cathédrale de Christ Church, les chœurs de petits garçons aussi, qui étaient littéralement out of this world. J’allais assister aux débats de la Oxford Union, il y avait tous les rituels du punting sur la River Cherwell, les bals de fin d’année dans les collèges, les strawberry and champagne parties... J’avais un vélo, je circulais à vélo dans la ville avec ma toge dans le vent. Voilà, c’était «the hour of splendour in the grass»…
116SV: Donc tu avais une toge?
117SM: Oui. Tu ne l’as pas portée, Pascale? Une toge courte?
118PA: Non.
119SM: Et d’ailleurs j’ai retrouvé une invitation à la Garden Party de la Maison Française, qui précisait «Academical full dress». Il ne s’agissait pas de se pointer sans toge. J’avais la toge et j’avais le mortier. Un mortier mou, ce n’était pas le mortier rigide de la tenue universitaire française... Et la toge, c’était... comme une blouse noire sans manches qui arrivait à peu près aux genoux pour la Middle Common Room. Pour la Senior Common Room, elle tombait jusqu’aux pieds, et avec des manches.
Carton d’invitation à la Garden Party de la MFO, juin 1975.
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©Archives Sylvie Mathé
120SV: Une très belle année à Oxford, donc. Et tu rédiges ta maîtrise que tu présentes en rentrant?
121SM: Que je soutiens à Paris IV en rentrant, oui, fin juin 74 sans doute. Oui, puisqu’on avait déjà le programme d’agreg qui était sorti, et il fallait surtout avoir lu tous les auteurs avant le 1er septembre. Donc une partie de mon été a été consacrée à ces lectures. Il fallait à présent faire face à l’agrégation tant redoutée, qu’on ne nous laissait jamais oublier à l’École et qui pendait au-dessus de nos têtes telle une épée de Damoclès dès la 1ère année…
122SV: Et l’agrégation, tu la prépares à Sèvres, à Paris IV ou aux deux endroits?
123SM: C’était toujours le même schéma, c’est-à-dire qu’à Sèvres, on suivait un cours de version et un cours de thème, toujours avec Suzy Halimi et la lectrice. Et puis les seuls cours qu’on avait, qui étaient en fait des entraînements d’oral, c’étaient des séances de colles organisées par cette équipe de Paris III, toujours les mêmes, Cabau, Véza, Monot, Dulck. Donc la préparation à Sèvres était minimale. J’étais toujours inscrite à Paris IV, mais je suivais aussi les cours de Paris III. En fait, on suivait les deux ou on choisissait en fonction de...
124SV: …en fonction de qui faisait le cours?
125SM: Exactement. Et là, j’ai eu quelques cours absolument mémorables à Paris III, notamment celui de Teyssandier sur The Ambassadors, ou celui de Cabau sur Sterne, The Sentimental Journey, où il a été acclamé par l’amphi debout à la fin du dernier cours, c’était un grand moment… C’était un cours absolument brillant, brillantissime. Laurette Véza devait faire Frost. À l’époque, il n’existait pas l’option civilisation, il n’existait que l’option littérature et peut-être linguistique. En retrouvant les sujets, j’ai vu qu’il y avait une épreuve d’option qui, pour nous, était le thème, et qui était une épreuve de linguistique pour les linguistes.
126SV: Il y avait de l’américain au programme?
127SM: Il y avait trois auteurs américains sur les dix. C’est à peu près le même pourcentage depuis des décennies. J’ai fait récemment, pour un article sur l’historique des études américaines en France, un recensement des auteurs américains au programme d’agreg et, grosso modo, on tournait toujours autour de deux-trois œuvres en américain avant que ne viennent se greffer les auteurs du Commonwealth ou postcoloniaux, qui ont parfois retranché un auteur américain. À l’agrégation de 1975, il y avait sept œuvres britanniques: Henri V, Areopagitica de Milton, c’était le cours que préparait Monod à Sèvres. Childe Harold, ça c’était Dulck. A Sentimental Journey, Wuthering Heights, Our Mutual Friend, The Ambassadors, Yeats, Frost, et Mourning Becomes Electra, qui était le troisième texte américain. Cabau assurait à l’École la préparation sur Sterne et James, et Veza sur Frost. Dans la foulée de ma licence de lettres, j’ai décidé de passer le CAPES de lettres modernes. L’admission à Normale sup donnant l’équivalence de l’écrit du CAPES, il restait à passer deux épreuves de commentaire, une en français, une en anglais, hors programme l’une et l’autre. J’ai été enchantée de mon sujet de français qui était l’incipit des Confessions de Rousseau, «Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple…». Très déconfite, en revanche, devant le sujet d’anglais, vu que je suis tombée sur le poème de Kipling «If», tu sais, «Tu seras un homme, mon fils»… Pas très inspirant. Et j’ai paradoxalement mieux réussi à l’épreuve de français qu’à l’épreuve d’anglais! Mais j’étais fière quand même de me retrouver ex-aequo avec mon amie de khâgne, Nathalie Desvaux-Fournier, reçue par ailleurs major à l’agrégation de lettres modernes…
128SV: Et donc en 1975, juste après ton agreg, tu pars un an comme lecturer in French.
129SM: Finalement, je touche au but tant attendu. Je vais enfin pouvoir réaliser mon rêve de retourner aux États-Unis. Et me voilà, dans un premier temps, face à un dilemme cornélien, parce que je devais choisir entre Yale et Smith. Deux universités Ivy League, mais évidemment très différentes d’esprit, sans parler des conditions de vie. D’un côté, Yale, grande université dans une ville, New Haven, à l’époque et c’est d’ailleurs un peu toujours le cas, réputée dangereuse… Yale et son architecture gothique inspirée d’Oxford et Cambridge, université d’élite dans un environnement urbain assez sinistré. De l’autre, Smith, collège de filles appartenant au consortium des Seven Sisters, une sorte de bis repetita de LMH et St Anne’s, au cœur de la Nouvelle-Angleterre, dans la région de Northampton, avec plusieurs collèges alentour, Amherst, Hampshire, Holyoke, U. Mass... Un environnement plus provincial, mais au cœur d’un noyau universitaire très vivant. Et donc j’hésitais beaucoup, et finalement le dilemme s’est résolu de lui-même, parce que la normalienne qui était à Smith l’année précédente, Cécile Molinier, a décidé de rester une seconde année. Et c’est ainsi que je me suis retrouvée à Yale, ce qui a été le début de ma carrière américaine.
Campus de Yale.
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© Sylvie Mathé
130J’étais Visiting Lecturer dans le département de français qui, en 1975, était le fer de lance de la déconstruction, là d’où est partie cette vague de la French Theory qui n’allait pas tarder à envahir les universités américaines. Paul de Man en était le chairman cette année-là, et il y avait parmi les profs Peter Brooks, Frederick Jameson, Shoshana Felman... sans compter les invités, en particulier Derrida venu donner un séminaire et une série de conférences, Lacan de même. Jonathan Culler était, lui aussi, prof invité cette année-là. Je l’avais rencontré à Oxford, il est d’ailleurs assis à côté de moi sur un des menus de la Maison Française, le plan de table pour le dîner en l’honneur de Barthes... Donc ça, c’était le département de français. Au département d’anglais, là aussi régnaient les déconstructionnistes de l’époque, J. Hillis Miller et Geoffrey Hartman, ainsi que le plus canonique Harold Bloom. J’ai essayé d’assister à quelques cours mais je dois dire que j’ai été très déçue. Bloom était d’un ennui phénoménal, j’avais l’impression qu’il somnolait derrière son bureau. De Man était totalement cryptique… Bref, ça n’avait rien à voir avec le souvenir des cours captivants que j’avais eus à la Sorbonne, les Cabau, Teyssandier, Mauzi… qui m’avaient éblouie. Il y avait juste un cours sur la Divine Comédie où se pressaient les foules, que je suivais malgré mon italien plus qu’approximatif, de John Freccero, je me souviens. Quant aux cours que je dispensais, c’étaient des cours de langue, un cours intensif au niveau débutant, développé par Pierre Capretz, qu’on appelait à l’époque la «Méthode orale», et qui par la suite est devenu French in Action, dont je reparlerai peut-être plus tard. J’enseignais aussi un cours avancé de conversation et de composition avec Shoshana Felman et l’autre normalien, Jean-Luc Giribone. Je me souviens que j’avais mis au programme les Mythologies de Barthes et L’Érotisme de Bataille, donc je ne doutais de rien! [Rires] Comme à Oxford, j’avais le statut de Visiting Lecturer, un statut entre-deux qui est un peu comme le pendant de la Middle Common Room à Oxford. Je ne faisais pas partie de la cohorte des graduate students, qui comptait à l’époque Alice Kaplan et Barbara Johnson, et j’étais considérée comme faculty. J’étais aussi Fellow d’un des collèges de Yale, Berkeley, dont leMasterde l’époque –terminologie dont l’usage a été depuiscancelleden raison de son association avec l’esclavage– était un économiste belge, Robert Triffin, l’auteur du célèbre «dilemme de Triffin». Je me souviens d’une anecdote amusante à propos de Berkeley: francophile et francophone, Triffin m’avait invitée à une réception donnée à Berkeley en l’honneur du roi des Belges, Baudoin, et de la reine Fabiola. Cocktail en grande pompe donc, avec présentation officielle: lorsque mon tour est venu, j’ai fait une petite révérence, que j’avais répétée au préalable, et dans mon ignorance je me suis adressée au roi en disant «Majesté». J’ai cru comprendre par la suite que j’aurais dû lui dire «Sire» et garder «Majesté» pour la reine… Faux pas dans la cour des grands de ce monde! [Rires]
131Yale, en 1975-76, c’était un bouillonnement culturel: le séminaire de Derrida était un feu d’artifice conceptuel, les conférences de Lacan, un show de superstar devant un parterre de psychiatres et autres sommités de Yale médusés et terrorisés… Robbe-Grillet était venu faire une conférence transgressive à souhait. En dehors du département de français, j’étais toujours très prise dans mon tropisme slave. Je suivais un cours de russe et j’avais surtout beaucoup d’amis parmi les émigrés d’Union soviétique qui étaient légion à Yale dans ces années-là. Pratiquement tout le département d’études slaves était composé de dissidents d’URSS ou des républiques populaires d’Europe centrale. Par l’intermédiaire d’une amie slovaque, qui avait elle-même émigré de Bratislava après le coup de Prague en 68, et qui était étudiante à la Drama School, j’ai eu aussi la chance de pouvoir assister non seulement à beaucoup de représentations du Yale Rep, le Repertory Theatre qui était encore dirigé à l’époque par Robert Brustein, mais aussi à la fabrique de ces spectacles. Cette amie, qui deviendra une star de la profession, était costume designer et je pouvais suivre avec elle les différentes étapes de la production des pièces de théâtre, les dessins, le choix des tissus, les essayages, etc.
Cross Campus, Yale.
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© Sylvie Mathé
132SV: Donc ça, c’était Yale. Cette année-là tu n’as pas fait ton DEA à distance?
133SM: Non. Cette année-là, c’était ma quatrième année d’ENS. J’étais donc toujours payée par l’École, ce qui était une bonne chose parce qu’en fait, mon contrat était à temps partiel à Yale et on était extrêmement mal payés. Yale avait la réputation d’offrir à ses enseignants, du moins en début de carrière, des salaires assez bas parce qu’on devait être tellement honorés et contents d’y être que... Mais comme par hasard, le normalien, lui, était à temps complet et il touchait un salaire beaucoup plus substantiel, alors que Marie-Odile Germain, l’autre normalienne avec qui je suis partie, et moi, on avait des salaires de temps partiel et c’était assez minimal. Après cette quatrième année à Yale, je n’ai pas demandé de cinquième année et je suis donc rentrée en France, à nouveau un dur atterrissage après cette année de haut vol… J’ai fait mon stage d’agreg au CPR de Paris Nord: j’avais un stage d’observation au collège Sophie Germain, dans le 4ème, et puis je faisais mon stage pratique au lycée technique d’Épluches –ça ne s’invente pas– où j’étais responsable d’une classe de seconde en électro-technique. Je suis quand même tombée de très haut. Je me rappelle que quand je disais aux élèves qu’à la troisième personne du singulier, en anglais, il fallait mettre un S aux verbes, ils me répondaient: «Oh Madame, vous chipotez!» Je me souviens de mon inspection qui a eu lieu dans cette classe à la fin de l’année, moment assez ubuesque avec un inspecteur lui aussi complètement déphasé... Pour le stage, on avait droit aussi à des conférences pédagogiques au lycée Jacques Decour, auxquelles on n’assistait que parce que la présence était obligatoire. C’étaient des sortes de conférences données par des inspecteurs qui discouraient didactique. Bref, je n’ai pas eu très envie de poursuivre dans le secondaire après cette année de stage. Mais j’avais mis à profit l’année pour m’inscrire à Paris III en DEA. Je suivais les séminaires sur le roman américain d’André Le Vot et de Jacques Cabau. Le Vot animait à l’époque un groupe de recherche sur le postmodernisme, qui venait en complément de nos cours, et auquel participait notamment Marc Chénetier.
134SV: Et qui d’autre?
135SM: Régis Durand est venu, Noëlle Batt aussi avait fait une présentation, ainsi que Jeanne Kerblat que j’ai retrouvée par la suite à Aix. C’était un centre très actif. C’est l’année où Le Vot a lancé la revue Tréma qui a connu quelques numéros, mais pas beaucoup, quatre ou cinq, je crois. Il avait aussi organisé une journée d’étude autour d’un certain nombre d’écrivains américains, Coover, Gass, Kosinski, des flambeaux du postmodernisme de l’époque…
136SV: Et donc, toi, ton DEA, tu le préparais sur quoi?
137SM: On ne rédigeait pas de mémoire à l’époque. On suivait des séminaires, un par semestre. Pour l’option roman, il y avait celui de Cabau et celui de Le Vot. Laurette Véza, elle, intervenait dans l’option poésie. On faisait des présentations orales, ça a d’ailleurs été le point de départ de mon premier article, celui qui est paru dans Poétique sur Second Skin de John Hawkes. Au départ, c’était un exposé que j’avais fait pour le séminaire de Le Vot, qu’il voulait publier dans Tréma. Et puis, quand je suis revenue vers lui avec l’article finalisé, Tréma n’existait plus. Je l’ai alors envoyé à Pétillon pour Critique et c’est lui qui m’avait conseillé de l’envoyer à Michel Charles pour Poétique. L’article est paru en novembre 79, je crois.
Couverture revue Poétique, n°44, 1980, dans laquelle est paru l’article «’Mon évocation à travers un verre doré’: l’énonciation dans Second Skin (Cassandra) de John Hawkes».
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©Seuil.
138SV: 1980.
139SM: 80. Oui, je me souviens de ma fierté au moment des vacances de Noël cette année-là, lorsque j’ai vu ce numéro de Poétique en évidence dans la vitrine d’une librairie du boulevard Montparnasse… Enfin, pour revenir à cette année de DEA, elle était décisive dans le sens où il fallait décider de la nature de la thèse qu’on allait inscrire, pas seulement du sujet donc, mais du type de thèse, puisqu’à l’époque coexistaient la thèse d’État, qui était la voie classique des thèses jusque-là, et, depuis peu, la nouvelle thèse, la thèse de troisième cycle, qui se faisait en trois ans. C’était aussi une époque de très grande incertitude pour ce qui est des plans de carrière. L’horizon universitaire était totalement bouché en France depuis le début des années 70. Il y avait eu des recrutements massifs entre 68 et grosso modo 71-72. Un afflux d’assistants un peu partout dans tous les départements d’anglais et d’autres disciplines. L’École nous orientait plutôt vers la thèse de troisième cycle et nous encourageait aussi à partir à l’étranger pour y faire carrière, plutôt que de rester en France dans le secondaire, en attendant des jours meilleurs. On ne savait pas trop quand arriveraient ces jours meilleurs. Dans cette optique, j’ai décidé assez vite de m’inscrire en troisième cycle. J’avais d’abord hésité à m’inscrire en littérature comparée. Je ruminais un sujet autour de Flaubert, James et Tourgueniev. Je me disais qu’il serait peut-être plus facile de trouver un poste aux États-Unis en étant comparatiste qu’en étant angliciste. Finalement, j’ai déposé un sujet de thèse de troisième cycle, à nouveau sur Updike, dans le prolongement de mon mémoire de maîtrise, mais avec un corpus beaucoup plus vaste. Et j’ai choisi pour directeur Jacques Cabau, qui avait été comme une sorte de présence tutélaire au fil de mes années dans le supérieur, depuis le concours d’entrée à Sèvres et les années d’ENS jusqu’à l’agreg et au DEA, et dont je gardais le souvenir ébloui de certains cours. Je me rappelle qu’il m’avait invitée chez lui après les examens de DEA, en juillet 1977, il était spirituel, bienveillant. Il habitait alors un superbe appartement qui donnait sur le Champ de Mars, avenue Charles Floquet, un appartement qui devait faire tout le pâté de maisons... Et on avait défini ensemble mon sujet. Son brio, son élégance, sa superbe m’impressionnaient depuis toujours.
140SV: Il était intéressé par Updike?
141SM: Oui, je l’avais senti déjà pendant ma première année, quand il avait fait le cours à l’École sur The Centaur. D’ailleurs, c’est un des auteurs qui figurent à la fin de La prairie perdue. Il a fait, dans les derniers chapitres, une étude de Rabbit, Run et du Centaure, justement. Et donc, les planètes semblaient s’aligner mais j’ignorais à ce moment-là qu’il était en train de commencer une sorte de descente aux enfers et que... qu’il serait pour moi un directeur de thèse complètement absent.
142SV: Tu veux dire des problèmes de santé?
143SM: De dépression, qui ont mené à son suicide.
144SV: Donc lui a été absent en tant que directeur et toi, tu es repartie aux États-Unis.
145SM: C’est-à-dire qu’au moment où je me suis inscrite, il était présent et bien présent, et rien ne laissait alors présager la suite. J’ai donc inscrit, à Paris III et sous sa direction, une thèse de troisième cycle sur «Le quotidien et le sacré dans la fiction de John Updike». Et je suis repartie pour une deuxième année à Yale, une deuxième année de rêve. J’étais à nouveau la «normalienne de service», comme on disait à l’époque, et j’ai retrouvé, après un an de séparation, Pierre Capretz, qui resterait mon compagnon pendant 38 ans, jusqu’à sa mort en 2014, et avec qui j’aurais mon fils, Pierre-Olivier. À mon retour en 1977, le département de français avait peu changé si ce n’est que Paul de Man était en sabbatique cette année-là, mais ce n’était pas encore l’heure des révélations sur son passé…
146SV: Son passé collaborationniste…
147SM: Oui, avec tout le... révisionnisme autour de la déconstruction que ces révélations ont entraîné par la suite. La plupart des autres enseignants étaient toujours là, les graduate students aussi. Yves Bonnefoy était professeur invité cette année-là. Une année très agréable donc, où je retrouvais mes marques. Et après Yale, j’ai cherché un poste qui me permette de rester aux États-Unis, à la fois pour des raisons sentimentales et parce que la situation en France, côté carrières, ne s’améliorait pas. J’ai d’abord envisagé de postuler au lycée français de New York, mais j’ai finalement été recrutée à Wellesley College comme Assistant Professor in French. J’avais gravi quelques échelons puisque j’étais passée de Visiting Lecturer à Assistant Professor. J’étais d’ailleurs étonnée que le département de Wellesley m’ait accordé ce statut, vu que je n’étais pas encore docteur à l’époque, mais la combinaison de l’ENS, de l’agrégation d’anglais et du CAPES de lettres modernes a manifestement joué en ma faveur. Au départ, j’avais un contrat temporaire d’un an et nous étions six nouveaux assistants recrutés cette année-là, en raison d’un ensemble de sabbatiques et de divers autres congés dans le département de français. À la fin de cette première année, j’ai été renouvelée pour deux ans, et au cours de ma deuxième année, j’ai été à nouveau renouvelée pour trois ans, ce qui m’amenait à la tenure. Donc je suis passée d’un contrat temporaire d’un an à un contrat tenure track entre 1978 et 1981. J’ai enseigné toutes sortes de cours, très différents les uns des autres. Le français débutant, toujours avec la méthode de Yale, des cours de grammaire, de survey de la littérature française du XVIIIe au XXe siècles, un cours sur la société française contemporaine, un cours sur la lecture de la presse, un cours sur les images de la femme dans la littérature française du XIXe et du XXe …
Campus de Wellesley College, bâtiment du département de français.
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©Sylvie Mathé
148J’ai aussi eu la chance d’enseigner à MIT pendant un semestre, MIT et Wellesley étant associés par une convention selon laquelle les étudiantes de Wellesley peuvent suivre des cours à MIT et réciproquement. Il y avait plus d’étudiantes de Wellesley à MIT que d’étudiants de MIT à Wellesley, bien sûr, mais l’offre en humanités en attirait néanmoins quelques-uns. Ici encore, c’étaient deux mondes. Wellesley et MIT… difficile d’imaginer deux univers plus différents. Wellesley, un collège de filles, qui fait partie des Seven Sisters. La plupart des women’s colleges sont devenues co-ed à partir des années 70, mais Wellesley n’a pas opté pour la mixité. Sans être conservateur ou passéiste, le collège reste très fier de ses traditions et de son excellence académique. Madeleine Albright, Hillary Clinton, Nora Ephron font partie des alumnae, de même que la journaliste Diane Sawyer, l’actrice Ali McGraw et l’astronaute Pamela Melroy. Si Wellesley est un College of Liberal Arts historique, MIT est bien sûr le prestigieux institut technologique que l’on sait, pépinière de prix Nobel et autres mondialement reconnue, fleuron de la recherche en science et en technologie... Leurs environnements sont aussi très différents: Wellesley, c’est un peu le country club dans une petite ville très chic, très blanche, très Nouvelle-Angleterre; MIT, c’est un énorme campus à Cambridge le long de la Charles River, à deux pas de Harvard et de Boston... C’était assez fascinant de passer d’un monde à l’autre. Il y avait une navette toutes les heures qui faisait le trajet. Cela dit, cette période de ma carrière était quand même un peu schizophrène, mais je me suis installée dans cet entre-deux. Quand j’étais à Wellesley, je rédigeais ma thèse sur Updike tout en enseignant dans le département de français, en ne parlant plus que français et en participant à des colloques dans le domaine du français, puisque si je voulais poursuivre ma carrière à Wellesley, il fallait que je muscle ma recherche pour pouvoir constituer un dossier qui m’amènerait à la titularisation. Wellesley, en outre, jouait un rôle important dans la région comme centre culturel des études françaises. C’était un passage obligé pour tous les conférenciers qui faisaient le circuit des services culturels de l’ambassade. On a ainsi reçu Louis Marin, Michel Butor, Gérard Genette, Benoîte Groult, etc. Je me souviens aussi de la conférence d’Éric Rohmer, et du dîner qui a suivi: il m’a félicitée pour la qualité de mon français et je n’ai jamais su s’il me prenait pour une Américaine qui parlait bien français ou si c’était mon français natif qui lui avait tapé dans l’œil ou dans l’oreille! [Rires] Il se trouve que j’étais très liée, à l’époque, avec l’attaché culturel de Boston, un normalien que j’avais rencontré à Oxford, Xavier North, qui est plus tard devenu le délégué général à la langue française et aux langues de France. Il a ensuite été remplacé par Bernard Genton, et c’est là que j’ai fait la connaissance de Bernard. Donc la communauté française de Boston et sa région était mon horizon, à l’époque. Et puisque la situation universitaire en France ne semblait pas augurer d’un retour proche, il importait pour moi de me faire une place dans le système américain. J’ai donc présenté quelques communications, j’ai commencé à publier, notamment un article sur Les Petites Filles modèles de la Comtesse de Ségur. Avec une de mes étudiantes de Wellesley, nous avons publié une traduction d’un recueil de poésie de Jean Tardieu, Formeries, parue chez Ardis Press.
Couvertures de Formeries, de Jean Tardieu, NRF Gallimard, 1976, et sa traduction, par Gail Graham et Sylvie Mathé, Ann Arbor, Michigan, Translation Press-Ardis Book, 1983.
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©Gallimard et Translation Press-Ardis Book
149C’était quand même une période très incertaine pour moi. L’oscillation entre les deux domaines rendait certains choix délicats. Et l’éloignement géographique par rapport à la France ne facilitait pas les contacts avec mon directeur de thèse, c’est le moins qu’on puisse dire. Il venait de divorcer, et c’est le moment où il a sombré dans une dépression très grave, ce qui fait qu’il n’allait pas chercher à la poste les envois en recommandé que je lui faisais. Je m’assurais toujours de lui envoyer mes pages en recommandé, mais comme ça l’obligeait à se déplacer pour aller les chercher, ou comme il n’ouvrait pas au facteur, les dits envois me revenaient intacts. Entretemps, j’avais épuisé tous les visas temporaires possibles, les J-1, et j’ai donc dû entamer la procédure très compliquée pour obtenir la carte verte. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet... En tout cas, ça m’a empêchée pendant un certain temps de revenir en France, j’étais obligée de rester aux États-Unis. Et finalement, après m’être fait escroquer par un avocat de Boston, avoir déposé tous les papiers pour cette green card, après que Wellesley a lancé une search pour prouver que j’étais la meilleure candidate pour le poste que j’occupais… la publication de mon poste a été faite bizarrement non à travers le MLA, la filière normale des recrutements, mais dans le Boston Globe où est parue une petite annonce pour un poste d’Assistant Professor in French à Wellesley College… et après que tous les dossiers de candidature qui ont été reçus alors ont été examinés par un comité de sélection puis écartés, en motivant à chaque fois le refus pour justifier que j’étais plus qualifiée pour le poste, bref, après toutes ces démarches effectuées par mon département, mon dossier est finalement remonté aux services de l’immigration. À la suite de quoi j’ai été interviewée par un officier de l’USCIS, un type retors qui parlait parfaitement le français et qui m’a cuisinée assez longuement sur toutes sortes de choses, mine de rien, de fil en aiguille… Est-ce que je préférais le Bordeaux ou le Bourgogne, était la première question, et puis on est passé à de Gaulle et la Ve République: est-ce que je dirais que sa présidence était plutôt autoritaire ou totalitaire? Et quelle différence je faisais entre authoritarian et totalitarian? Bref, une épreuve de passage assez étrange et redoutable…
150SV: Pour revenir à ton sujet de thèse sur Updike, est-ce qu’à l’époque Updike était un écrivain aux États-Unis très important, très reconnu? Est-ce que c’était un écrivain qui était sous les feux de la rampe?
151SM: The Centaur, en 1963, avait reçu le National Book Award, ainsi que le Prix du meilleur livre étranger en France en 1965, mais c’est surtout à la fin des années 60 qu’il a fait une percée spectaculaire sur le plan national, avec Couples, paru en 68. Il a fait la couverture de Time en avril 68, avec le bandeau «The Adulterous Society», il la refera d’ailleurs en 82 avec le titre «Going Great at 50»… Donc oui, à partir de la fin des années 60, il fait partie des grands écrivains américains de l’après-guerre.
Couvertures de Time Magazine, 26 avril 1968 et 18 octobre 1982.
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©Time Magazine
152SV: À l’époque, tu l’as rencontré?
153SM: Non. J’ai essayé, plus tard, de le rencontrer. Il m’a envoyé une très gentille lettre, que j’ai toujours, où il me dit qu’en fin de compte, il n’aurait rien à me dire que je ne trouve dans ses livres. C’était une fin de non-recevoir très courtoise, assez spirituelle. En fait, j’avais vu quelques interviews télévisées de lui, et ce que j’en avais vu, justement, ne m’avait pas paru apporter grand-chose.
154SV: Il y avait beaucoup de gens qui travaillaient sur lui?
155SM: Non. En France, je suis la seule qui aie fait une thèse sur lui jusqu’à, je crois, celle d’Aristi Trendel. J’ai présidé son jury, c’était dans les années 2000. Je ne crois pas qu’il y en ait eu d’autres.
156SV: Et aux États-Unis non plus?
157SM: Ah si, aux États-Unis, il y a eu beaucoup de thèses inscrites.
158SV: Tu as rencontré des chercheurs américains à ce moment-là?
159SM: À ce moment-là, non. À Wellesley, mes collègues américanistes, ceux que je fréquentais dans le département d’anglais, c’était surtout William Cain et Larry Rosenwald, qui est d’ailleurs venu à Aix comme professeur invité. Bill Cain était à l’époque plutôt un dix-neuvièmiste. Larry était spécialiste d’Emerson et de traductologie. C’est d’ailleurs lui qui a traduit en anglais la thèse de Maurice Gonnaud sur Emerson. Non, j’étais un peu dans ma bulle, et j’étais d’autant plus dans ma bulle que je n’avais aucun retour de mon directeur.
160SV: Et tu avais beaucoup d’heures d’enseignement? Je comprends la schizophrénie. La littérature française et ta thèse en littérature des États-Unis…
161SM: Oui, j’avais beaucoup d’heures de cours. La première année, je faisais six cours, ce qui est considéré comme un service très lourd. Généralement, maintenant, c’est quatre cours, c’est-à-dire deux cours par semestre. Or je faisais trois cours par semestre. La deuxième année, j’ai peut-être fait cinq cours. Certains de ces cours étaient des cours avancés. Je crois que ce n’est pas vrai de tous les établissements supérieurs aux États-Unis, mais Wellesley, qui est un college sans graduate school, accorde une importance énorme à la qualité de l’enseignement. C’est-à-dire que pour leurs recrutements, ils voulaient de bons chercheurs et, à titre à peu près égal, de très bons enseignants, très impliqués, très motivés. Contrairement à Yale, où je n’ai jamais eu la moindre visite de classe, personne n’est jamais venu voir ce que je faisais… À MIT non plus, ce n’était pas du tout l’esprit des lieux, à la différence de Wellesley. J’ai mentionné que mon contrat avait été renouvelé deux fois en trois ans et chacun de ces renouvellements était le produit d’une évaluation en amont avec toutes sortes de paramètres. C’est-à-dire qu’il y avait des visites de classe, de la part des senior faculty, donnant lieu à des rapports, un peu comme les inspections dans le système secondaire en France, si ce n’est que dans ce cas précis, les inspecteurs étaient des collègues, voire des ami(e)s. D’autre part, la pression s’exerçait aussi à l’autre bout, à travers le système d’évaluations des étudiantes en fin de semestre pour chaque cours, qui étaient elles aussi très importantes. Tout ça entrait dans le dossier de renouvellement ou de promotion. Je me suis rendu compte, à cette occasion, que nombre de collègues pratiquaient une politique de notation inflationniste, selon le principe qu’une étudiante bien notée donnerait à son tour à son enseignant une bonne note… Anecdote: il m’est arrivé une fois ou deux de vouloir mettre un F à une étudiante qui séchait les cours ou qui ne faisait rien, et j’ai dû alors rendre des comptes à la doyenne, argumenter cette note etc. J’étais censée prévenir l’étudiante que ses résultats ne lui permettraient pas de valider le cours, qu’elle était en danger d’échec, faute de quoi, c’est moi qui me retrouverais en tort et non l’étudiante! Donc il y avait une pression énorme à Wellesley, une pression que je n’ai jamais ressentie ailleurs. Et, dans la mesure où j’étais entrée dans le système, ou que j’espérais y rester, j’étais tenure track, je visais la titularisation… C’est vrai que c’était mon horizon à ce moment-là. La thèse, ce n’était pas un à côté, mais c’était quelque chose qu’il fallait que je fasse, qu’il fallait que je fasse dans les temps, trois ans, parce qu’on n’avait pas droit à plus de trois inscriptions, et qu’il fallait en gros que je fasse toute seule.
162SV: Sans la supervision de Cabau…
163SM: Et même sans la moindre nouvelle. Quand j’ai soutenu ma thèse, littéralement, personne ne l’avait lue auparavant, personne. Je l’ai envoyée aux trois membres du jury, Cabau, Laurette Veza et André Le Vot. Cabau, il ne l’avait pas ouverte avant la version imprimée et reliée. Il l’a découverte pour ma soutenance.
164SV: Mais il l’a lue pour la soutenance?
165SM: Oui, pour ma soutenance, quand même. Il fallait bien, devant ses collègues, mais… J’étais accablée, je m’en étais un peu ouverte à l’École, c’était sans doute remonté à Paris III par Suzy Halimi, je suppose. Mais bon, il n’y avait rien à faire, de toute façon c’était trop tard.
166SV: Et qu’est-ce que tu entendais démontrer dans ta thèse sur le quotidien et le sacré?
167SM: Chez Updike, c’est un peu le cœur de son écriture. C’est-à-dire que ses sujets sont des sujets en apparence banals, la vie quotidienne, la banlieue américaine, la classe moyenne, des personnages, si on prend Rabbit, pas vraiment incultes, mais pas spécialement sophistiqués ni très évolués intellectuellement. Dans son livre de mémoires, Self-Consciousness, il se dépeint comme un espion littéraire dans l’Amérique de la classe moyenne, des écoles publiques et des supermarchés… Son sujet, oui, c’est l’Amérique moyenne, mais qui, pour lui, en quelque sorte, subsume le tout. Et donc, cette vie quotidienne médiocre va être transcendée par l’écriture. C’est par l’écriture qu’il réussit à faire apparaître ou transparaître la dimension de sacré qui sous-tend cette médiocrité. Même s’il n’est pas vraiment un transcendentaliste, le sacré pour lui est dans la nature, dans les choses les plus humbles. Il y a un aspect presque liturgique dans sa façon de célébrer le monde, les petits riens de la vie captés dans leurs répercussions souterraines, leurs vibrations profondes. C’est à un assentiment au monde que nous invite son œuvre et l’artiste est pour lui un passeur, qui nous fait don de sa vision. À l’époque, j’avais un corpus qui couvrait la période des années 50 à la fin des années 70. Il a beaucoup écrit dans les décennies suivantes, il n’y avait par exemple que deux Rabbit publiés à ce moment-là, après il y en aura deux de plus, qui recevront tous les deux le prix Pulitzer, plus un épilogue.
168SV: Par la suite, dans les années 90, je crois, tu as écrit un petit livre pour la collection de Marc Chénetier, Voix américaines, sur Updike.
169SM: Oui, au début des années 2000, la monographie pour Voix américaines que j’ai intitulée La nostalgie de l’Amérique.
Couverture de John Updike. La nostalgie de l’Amérique, par Sylvie Mathé, Belin, «Voix américaines», 2000.
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©Belin
170SV: Pour cet ouvrage, tu as repris ton travail de thèse, mais bien sûr le corpus était devenu beaucoup plus important, et tu as ouvert ton étude, qui ne portait plus uniquement sur le quotidien et le sacré…
171SM: C’était très différent. Le format de Voix américaines était tellement succinct… Bleikasten, qui a fait une recension du bouquin pour Transatlantica, écrit que c’était un gageure de réussir à traiter toutes les facettes de cet écrivain en si peu de pages, parce qu’Updike, c’est un romancier et un nouvelliste, mais c’est aussi un poète, il a écrit une pièce de théâtre, c’est un critique, un essayiste…
172SV: Sa carrière est immense, oui.
173SM: Dans ma thèse, je m’intéressais à sa fiction. Là, j’ai essayé de rendre compte de toutes les facettes de son écriture. Je pense aussi que j’avais beaucoup mûri depuis. En fait, Updike, je l’avais laissé tomber pendant longtemps, après ma thèse, peut-être parce que l’expérience de la thèse, de la soutenance, m’avait un peu douchée, je ne sais pas. Mais enfin, je l’ai mis de côté. Et quand je suis rentrée en France par la suite et que j’ai recommencé dans le cursus des études américaines, ce n’est pas vers lui que je me suis tournée, j’y suis revenue plus tard. Et j’y suis revenue beaucoup, et peut-être de plus en plus, curieusement, à partir de sa mort… Il est mort en 2009 et c’est là que j’ai rejoint la John Updike Society qui venait de voir le jour. Donc oui, après une période de latence, j’étais contente d’écrire le livre pour la collection de Marc.
174SV: Je me souviens quand il est paru, tu en avais envoyé un exemplaire à Updike et il t’avait répondu une lettre extrêmement drôle.
175SM: Oui, oui, oui. Il évoquait… «the gleam of Gallic order» que j’avais apporté à ma recherche… [Rires]
176SV: Ça m’a fait beaucoup rire, il disait surtout quelque chose comme «Thank you so much, it all sounds so much more intelligent written in French». Il parlait français?
Lettre de John Updike à Sylvie Mathé, 13 mai 2003.
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©Archives Sylvie Mathé
177SM: Il connaissait le français, oui. Il a vécu en France après une rupture avec une de ses maîtresses, au moment où on l’a obligé à s’exiler, à quitter le nœud de vipères d’Ipswich... Il est venu en France quelques mois avec sa famille. Dans plusieurs de ses romans, par exemple dans Couples, on trouve un personnage qui se pique de parler français. Généralement, c’est très drôle parce qu’il tombe à côté. Il y a aussi son livre africain, The Coup, où il est question d’un dictateur d’un pays imaginaire, qui est un pays francophone. Oui, je pense qu’il lisait et parlait un peu le français... De toute façon, il s’intéressait beaucoup à la littérature française dans ses recensions critiques. Il était extrêmement éclectique.
178SV: Il écrivait pour quel magazine?
179SM: Essentiellement le New Yorker, mais pas seulement. Ses essais critiques ont été rassemblés en cinq ou six épais volumes. Et c’était un critique très généreux, très bienveillant. D’ailleurs il dit dans son premier volume d’essais, Picked-Up Pieces, que si c’est pour démolir un texte, à quoi bon? Son credo était «Better to praise and share than to blame and ban». Il y a eu quand même certaines petites querelles, peut-être un peu de jalousie ou de rivalité, avec des écrivains comme Tom Wolfe ou Philip Roth, par exemple, avec qui il s’est brouillé vers la fin de sa vie.
180SV: Au fond, je ne le connais pas très bien. Quand je suis arrivée à Aix, il y avait Rabbit Run au programme de L3, et donc je l’ai enseigné, je l’avais découvert à l’époque. Mais dans le paysage des lettres américaines, on ne le voit pas vraiment côtoyer d’autres écrivains. On a l’impression qu’il est assez singulier, assez seul, dans cette littérature des années 60-70.
181SM: Dans un premier temps, il était classé comme un auteur du New Yorker, comme Salinger, John Cheever, Mavis Gallant, Ann Beattie… Un nouvelliste des petits riens avec ce ton New Yorker, ce mélange d’élégance et d’ironie qui sont la signature de la maison.
182SV: Salinger était plus vieux qu’Updike, non?
183SM: Oui, puisqu’il a fait la guerre. Updike est né en 1932. Il était un peu décalé par rapport à Salinger. Donc, au départ, c’étaient des auteurs New Yorker. On faisait beaucoup de comparaisons, d’ailleurs, avec Cheever, Salinger. Par la suite, sa carrière s’est déployée de façon magistrale et… extrêmement complexe parce qu’il a donné dans toutes sortes de genres, de registres. Gertrude and Claudius, c’est un prequel de Hamlet par exemple. Il a fait une réécriture de La Lettre écarlate en trois volumes: le premier, A Month of Sundays, est vu du point de vue de Dimmesdale; Roger’s Version, c’est le point de vue de Chillingworth, et S le point de vue de Hester. Ensuite, dans cette œuvre fleuve, il y a aussi ces méandres, ces divagations spatiales hors de l’Amérique moyenne: l’Afrique subsaharienne dans The Coup, Brazil… C’est aussi essentiellement et peut-être avant tout, un nouvelliste. Ses nouvelles sont peut-être ce qu’il a écrit de mieux, avec les Rabbit. Et là aussi, il y a tout un réseau d’échos. Il a beaucoup écrit d’abord sur sa famille, sur son milieu, sur la Pennsylvanie de son enfance qui est toujours restée pour lui «the heart of the heart of the country». Et trente ou quarante ans plus tard, il est revenu sur des personnages ou des scènes de ses nouvelles de jeunesse… Dans la première phase, par exemple, ces personnages sont des adolescents encore lycéens ou qui partent à Harvard, qui quittent leur famille, etc. Et puis, 30 ans après, ils reviennent pour des high school reunions, pour s’occuper de leur mère malade ou, après sa mort, déménager la maison vendue… Il va ainsi revisiter les rues de son enfance, la ferme de sa jeunesse, les lieux familiers et familiaux, et plonger dans la nostalgie, la nostalgie qui est comme la basse profonde de ces nouvelles de Pennsylvanie.
184SV: Je me souviens très bien de Rabbit, Run, et des explications de texte que j’ai faites avec les étudiants. La même année on faisait Salinger, Catcher in the Rye, d’ailleurs, et il me semble qu’on faisait aussi Steinbeck, Of Mice and Men. Et dans Rabbit, Run, il y avait cette scène absolument terrifiante… Je l’ai encore dans la tête, cette scène où l’épouse de Rabbit est saoule et sa belle-mère l’appelle en disant qu’elle va passer la voir, alors elle s’affole parce que l’appartement n’est pas bien tenu et qu’elle ne s’est pas occupée du bébé, elle est en dépression post-partum, donc elle veut le baigner pour qu’il soit propre et beau pour sa belle-mère, et en fait elle le noie dans la baignoire. Cette scène est extraordinaire. Tout à l’heure, tu disais qu’il écrivait sur le quotidien, les gens ternes, les gens médiocres, ces années 50, cette femme qui boit parce qu’elle s’ennuie chez elle, par exemple, parce qu’elle n’est pas heureuse...
185SM: Oui, la peinture sociale dans ce roman est extraordinaire, comme une radiographie du cauchemar climatisé dont parle Henry Miller. La première scène, tu sais, quand il revient chez lui, il est en train de courir, au début, comme il va courir à la fin du roman… Il a décidé qu’il n’allait plus fumer, il a fait une partie de basket dans la rue avec des jeunes, et puis il se rend compte qu’il a le souffle un peu court, donc il jette sa cigarette, et puis il arrive chez lui, et c’est un capharnaüm total, sa femme est en train de boire un martini, à ce moment-là elle est enceinte, elle n’a pas encore accouché. Ils ont un autre enfant, un petit garçon, et donc il y a des jouets partout, cassés, et cette image, c’est une scène du quotidien mais qui est lourde de tout ce contexte des années 50, «the air-conditioned nightmare»...
186SV: Le portrait de la femme de Rabbit m’est davantage encore resté en mémoire, je crois, que le personnage de Rabbit lui-même. Après, on a tous ces romans des années 50 qu’on ne connaît pas toujours très bien, mais qu’on a vus, souvent, adaptés au cinéma, Revolutionary Road, ces femmes des années 50 qui boivent et souffrent dans leur cuisine équipée… Je me rappelle avoir lu un article de Nicholas Manning là-dessus, cette période où sortent des médicaments, par exemple pour maigrir, mais qui sont aussi des euphorisants. Ces femmes étaient à la fois alcooliques et dopées… On voit la même chose aussi dans ce film avec Colin Firth, où il est prof d’université.
187SM: A Single Man.
188SV: A Single Man, oui, avec sa copine qui est jouée par je ne sais plus qui.
189SM: Julianne Moore.
190SV: Voilà. Cette période, les années 50, on ne s’y attarde pas souvent quand on pense à la littérature des États-Unis. Pour les années 50, on met plutôt en avant la beat generation, et puis on passe directement aux années 60. Mais je trouve pourtant cette période vraiment fascinante.
191SM: D’ailleurs, Rabbit, Run, Updike l’avait conçu comme une sorte de riposte à On the Road. C’est-à-dire que ce qu’il montre, c’est que si on part sur la route, ce qu’on laisse derrière… c’est une catastrophe, un désastre. C’est bien beau de vouloir partir, de drop out, mais at what cost? Oui, c’est drôle parce que, quand j’ai enseigné le cours, je ne me rendais pas tellement compte des rapports qu’il y avait entre les deux romans. Et après, en y réfléchissant, puis en lisant des critiques, j’ai trouvé que c’était une façon très... indirecte… ce n’est pas dit en ces termes, mais c’est... Oui, quelque part, c’est un peu le roman anti-beat.
192SV: Oui, des gens englués, en fait.
193SM: Juste après cette première scène, il en a marre et il prend sa voiture, mais il ne sait pas très bien où il va, et finalement il roule, il roule, il roule, il va rouler toute la nuit, et finalement il va revenir à son point de départ, il va aller voir son coach, son coach de basket, et puis il fait la connaissance d’une prostituée.
194SV: Avec laquelle il a une liaison. Et il abandonne ce foyer dans lequel sa femme ne s’en sort pas, et puis il y a la mort du bébé, et après l’enterrement, tout ça, c’est épouvantable.
195SM: Cette tétralogie est formidable, pour moi c’est ce qu’il a fait de mieux. Ça et ses nouvelles, notamment dans les premiers recueils, mais pas seulement. La façon dont il va suivre, pendant 40 ans, ses personnages… Le premier volume, Rabbit, Run, débute en 59-60. Rabbit Redux, c’est la fin des années 60, le féminisme et la libération sexuelle, la lutte pour les droits civiques et contre la guerre du Viet Nam, les émeutes raciales et la contre-culture. Rabbit Is Rich nous transporte à la fin des années 70, avec la récession économique et le déclin politique de l’Amérique, la crise du pétrole et la chute du dollar, alors même que Rabbit s’enrichit dans son agence Toyota. Et Rabbit At Rest coïncide avec la fin des années 80, la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, le moment de l’effondrement du bloc soviétique. On suit donc les personnages sur ces quatre décennies, de la fin des années 50 à la fin des années 80, et ce qu’il fait des personnages, comment les personnages évoluent, est assez extraordinaire. Tu parlais de Janice, sa femme… Dans le deuxième volume, Rabbit Redux, tout à coup, c’est elle qui va s’émanciper, qui prend un amant, et c’est lui qui est une loque chez lui… Finalement, c’est elle qui va plus ou moins mener le jeu par la suite. Et derrière cette intrigue, il y a tout le substrat historique, socio-historique, ce qui fait que tu lis ça et c’est comme un cours d’histoire. Updike le dit lui-même, qu’il y a davantage d’histoire dans ses romans que dans les livres d’histoire. Quant à Rabbit, il acquiert un tel relief au fil de ces 1700 pages de la tétralogie qu’il en devient presque plus réel qu’un être vivant. La preuve en est que le dernier volume, celui où il meurt, Rabbit At Rest, a été salué et recensé par le New York Times et le Washington Post non seulement dans leur rubrique Livres mais en éditorial, comme si cette disparition d’un personnage de fiction était un événement qui affectait la nation… Un peu comme Oscar Wilde disant de la mort de Lucien de Rubempré que c’était une des grandes tragédies de sa vie. L’op-ed du Washington Post, intitulé «Updike, America, Mortality», parle de la tétralogie comme relevant d’un genre littéraire unique, «this epic of the mundane», et ouvre sur la question «Is Rabbit us?», pour conclure sur «Is America mortal?». Quant à Joyce Carol Oates, dans son article pour le New York Times, elle voit dans ce Rabbit quartet non seulement «John Updike’s surpassingly eloquent valentine to his country, as viewed from the unique perspective of a corner of Pennsylvania», mais une critique puissante de l’Amérique.
196SV: Comment tu expliques cette perte d’intérêt pour cet auteur? J’ai l’impression qu’aujourd’hui, on ne le lit pas vraiment en France. Est-ce qu’on le lit aux États-Unis?
197SM: De moins en moins aussi. Dans un article qui est paru dans le numéro inaugural de la John Updike Review, intitulé «Under Gallic Eyes», j’ai étudié la réception d’Updike en France, notamment par rapport à Philip Roth, Toni Morrison ou Paul Auster, des écrivains qui ont beaucoup plus les faveurs du public français, et je concluais sur deux hypothèses: la prédilection critique, en France, pour des formes subversives ou expérimentales, et un biais plus idéologique qui tend à privilégier les marges plutôt que le centre, les minorités plutôt que l’Amérique middle class et mainstream. Je me souviens que dans son hommage nécrologique, en 2009, Jean-Paul Dubois écrivait que «John Updike est ce que l’on peut espérer de mieux au fin fond de la nuit»… Ça reste pour moi profondément vrai. Il n’en reste pas moins que ce désintérêt, ce désamour, sont des questions auxquelles on réfléchit beaucoup au sein de la John Updike Society: comment lui donner un regain de... Il a été taxé d’écrivain misogyne ou sexiste, ce qui est un peu une courte vue, je trouve. C’est Toni Morrison qui dit quelque part qu’il ne faut pas prêter à l’auteur les pensées de ses personnages. On l’avait accusé aussi de racisme dans son traitement de Rabbit Redux…
198SV: Et il avait été critiqué aussi au moment de la sortie de son bouquin sur le 11 septembre.
199SM: Terrorist.
200SV: Oui. En fait, je me demande s’il n’est pas un peu tombé aussi à une période où mâle…
201PA: …blanc…
202SV: …hétérosexuel, etc., ce n’était vraiment plus du tout dans l’air du temps.
203SM: Tu sais, il y a eu cette grande sortie, si je puis dire, de David Foster Wallace. Updike a été mis dans le même sac que Mailer et Roth, les grands mâles blancs. «The Great Male Narcissists», les G.M.N’s. Avec cette formule assassine que Wallace reproduit à propos d’Updike: «Just a penis with a thesaurus»! C’est un peu sommaire quand même. Ce n’est pas vraiment de la cancel culture, mais ça s’en approche dangereusement... On balaie très large et puis...
204SV: Oui, je suis d’accord. Il y a des phénomènes de mode qui sont stupéfiants.
205SM: Oui, des modes… Dans les années 90, il y a eu la période Auster, et puis la période Carver, Toni Morrison, etc. Ce sont des vagues, qui ne sont d’ailleurs pas exactement les mêmes dans les universités américaines…
206SV: Pour revenir, justement, à la fin de ta carrière américaine. Est-ce que tu as compris finalement que tu ne resterais pas aux États-Unis?
207SM: Alors, oui, j’étais à Wellesley, c’était ma troisième année. J’avais été renouvelée pour trois ans sur un contrat tenure-track, ce qui fait que j’en étais à un total de six ans. Et j’étais éligible au bout de trois ans pour ce qu’on appelle un junior leave, c’est-à-dire un sabbatique d’un an pour préparer le dossier de titularisation. Cette année-là, qui serait ma quatrième année à Wellesley, j’avais prévu de partir en France, de passer l’année à Paris et de m’inscrire à l’EHESS. Je voulais consacrer l’année à monter un dossier autour d’une monographie et je pensais travailler sur l’anti-américanisme en France, dans la période de l’entre-deux-guerres, ce qui me permettait à nouveau de jouer sur les deux tableaux et sur la bivalence de ma formation. C’est là que les choses se sont soudainement accélérées. J’avais soutenu ma thèse en janvier 80. Et tout à coup, au printemps 80, Alice Saunier-Seïté, qui était secrétaire d’État aux Universités, a ouvert des postes partout en France. Elle a lancé une campagne de recrutements massifs, ce qui fait que dans toute la France, il y avait une moyenne de sept, huit, dix postes par département dans toutes les disciplines. L’idée derrière cette vaste ouverture, c’était de titulariser cette armada d’assistants qui avaient été recrutés après 68 et au début des années 70, et qui étaient toujours assistants pour la plupart. Ils étaient inscrits en thèse et ils étaient aussi inscrits sur la fameuse LAFMA, la liste d’aptitude aux fonctions de maître-assistant. Je souris parce que je repense à notre collègue aixois, Michel Dargent, qui habitait du côté de Cadenet dans le Vaucluse et qui avait une chèvre, qu’il avait baptisée LAFMA… [Rires] Donc tout à coup, à l’été 80, il y avait des centaines de postes au B.O., en France et en Navarre comme à l’étranger, dans les DOM-TOM. Évidemment je ne pouvais pas postuler partout, les dossiers qu’il fallait constituer devaient être envoyés en double ou triple exemplaire et j’étais aux États-Unis, ce qui ne simplifiait pas les choses. Donc j’ai restreint mes candidatures: j’avais choisi Paris III et Paris IV, mes deux alma maters, sans grande conviction d’ailleurs. Et puis j’avais choisi trois villes de province, on ne parlait pas alors de «territoires», où je me disais que je pourrais vivre et me plaire, à savoir Bordeaux, Toulouse et Aix. Et mon premier choix dans l’absolu, loin devant Paris, c’était Aix, où je pensais n’avoir absolument aucune chance d’être recrutée, où je ne connaissais personne, pas plus qu’à Bordeaux ou Toulouse d’ailleurs. Il n’y avait guère qu’à Paris où j’avais gardé quelques contacts, c’est tout. Mais évidemment, c’est à Paris aussi qu’il y avait le plus de concurrence. La procédure, à l’époque, consistait en un classement par une commission locale d’abord, où deux candidats par poste étaient classés, et ensuite, une comparution devant ce qui s’appelait le CSCU, le Conseil supérieur des corps universitaires, qui confirmait ou inversait le classement de la commission locale. Donc tous les candidats qui avaient été classés par des commissions locales comparaissaient devant ce CSCU à Paris pour un entretien, à l’issue duquel se faisait la confirmation ou non, et la nomination comme Maître-assistant. J’avais miraculeusement été classée à Aix, lo and behold, et j’ai su après coup, d’ailleurs, que c’était grâce à l’appui non seulement de mes collègues américanistes, mais aussi de Geneviève Doze, la fille de Jean-Jacques Mayoux, qui enseignait au département d’anglais. C’est elle qui avait rapporté sur ma candidature et qui, apparemment, m’avait chaleureusement défendue. Tous les autres candidats étaient des candidats locaux, tous assistants inscrits sur la LAFMA, qui étaient donc déjà en poste sur place, et j’étais la seule candidate extérieure. Je me souviens très bien de cette comparution devant le CSCU, c’était à l’Institut Charles V, dans le Marais, et cette date mémorable était le jeudi 7 mai 81, donc la semaine entre les deux tours de l’élection présidentielle. En arrivant, j’avais aperçu au bout du couloir les collègues que je ne connaissais pas, enfin les autres Aixois, je crois qu’ils étaient six ou sept, qui attendaient ensemble, au bout du hall, là. J’étais donc l’outsider, dans mes petits souliers… La porte s’est ouverte et je me suis retrouvée dans une salle de classe relativement exiguë, pétrifiée devant la noble assemblée. C’était très curieux parce que tous les vénérables membres de cette commission, ils étaient peut-être une trentaine, étaient assis sur des chaises d’écoliers… et moi je me retrouvais au bureau, je ne me rappelle plus si j’étais assise ou debout. On m’a demandé de me présenter. J’avais préparé un texte de présentation que j’avais appris par cœur, mais finalement, au bout d’une phrase, j’ai laissé tomber ce texte et je me suis jetée à l’eau. Ensuite, sont intervenus les deux rapporteurs qui avaient été désignés à l’avance pour m’interroger: l’un était chargé plus précisément de la recherche et l’autre de l’expérience professionnelle. Le premier, c’était Roland Tissot qui a lancé l’entretien, je me souviens, avec une question justement à propos de l’article que j’avais publié aux États-Unis sur la Comtesse de Ségur, un article intitulé «Ordre et désordre dans Les Petites Filles modèles». Et il m’a posé une question sur les figures du mal dans le récit. En fait, l’article portait sur l’examen d’une société d’ordre matriarcal, où le récit fonctionne comme une opération d’exorcisme du désordre, dont la fonction thérapeutique consiste à reporter les possibilités du malheur sur autrui, en l’occurrence le seul être masculin actif de l’histoire, et qui se termine dans une espèce de paix bienheureuse, toujours parmi les femmes, un gynécée d’où la menace masculine a été écartée. Et donc Roland Tissot m’a posé cette question sur les figures du mal. Mais à cause de son accent lyonnais, je suppose, j’ai compris «mâle» au lieu de «mal». Et donc je suis partie sur le mâle au lieu du mal. Bref, ce petit quiproquo a fait rire tout le monde, évidemment. Et à partir de là, j’ai senti que lui et moi étions du même côté dans cette assemblée, et que c’était gagné quelque part… Le reste de l’entretien s’est très bien passé. J’ai donc été classée, plus exactement il y a eu une inversion dans le classement de la commission aixoise, et j’ai appris le soir même que j’étais retenue à Aix. Alors évidemment j’étais à la fois très euphorique et en même temps assez angoissée à l’idée de ce bouleversement de vie complet. J’ai pris l’avion du retour le dimanche 10 mai, jour de l’élection de Mitterrand. J’avais juste eu le temps d’aller voter le matin à la mairie de l’Isle-Adam avant de partir pour Roissy. Et je me souviens qu’au moment où l’avion d’Air France était en train de survoler Boston, juste avant l’atterrissage, le pilote a annoncé que Mitterrand venait d’être élu… Tout le monde a applaudi, c’était la liesse parmi les passagers... Commençait pour moi une période très survoltée, très exaltée, mais je ne savais pas comment faire par rapport à Wellesley. J’avais obtenu ce junior leave, donc de toute façon il était prévu que je parte en France pour un an, ça ne changeait pas l’avenir immédiat, mais je ne savais pas comment faire par rapport à ma carrière aux États-Unis. Est-ce que je coupais tout de suite les ponts? Finalement, c’est Pierre, mon compagnon, qui a trouvé la solution. C’est lui qui m’a suggéré de demander au département de français de Wellesley une disponibilité. Ce que j’ai fait, j’ai demandé un leave of absence pendant deux ans. Ce qui me permettait de venir en France, de prendre mon poste, de voir où j’atterrissais. Et puis, si après ça je voulais repartir à Wellesley en demandant un détachement, par exemple…
208SV: Mais tu n’avais pas hésité. Quand tu as su qu’il y avait des postes en France, tu as tout de suite postulé. Entre rester aux États-Unis et repartir en France s’il y avait un poste, tu n’as pas vraiment hésité?
209SM: Non, je n’ai pas hésité parce qu’en fait, à Wellesley, je n’avais pas non plus de certitude ou de garantie. Disons que les signaux semblaient plutôt cligner au vert, mais la titularisation, c’était une marche un peu difficile à escalader quand même. Ce qui est drôle, c’est que finalement, quand j’ai dit à Wellesley que j’avais réussi ce concours, que j’avais été recrutée en France sur un poste de maître-assistant, donc un poste titulaire, là, tout à coup, s’il y avait eu des doutes ou si on maintenait une certaine réserve quant à mes chances de titularisation, ces doutes s’étaient brusquement évanouis… Il fallait absolument que je reste… C’était dû au fait d’être désirée ailleurs, sans doute… La loi du désir triangulaire. Là, quasiment, ils étaient prêts à me donner la titularisation du jour au lendemain. C’était… oui, c’était drôle. C’est comme ça que ça marche souvent. Dans mon cas, c’était aussi un peu un coup de dés pour la France, je n’y croyais au départ pas du tout. Bien sûr, il y avait beaucoup de postes, mais la probabilité que j’en décroche un, sachant que ces postes étaient quand même destinés avant tout, non pas à recruter à l’extérieur, mais à titulariser en interne, était très, très faible... La meilleure preuve, c’est que j’ai eu ce poste à Aix grâce à un renversement de classement, mais je n’ai été classée nulle part ailleurs.
210SV: Donc tu arrives à Aix en 81?
211SM: J’arrive à Aix en septembre 81. Grâce à Suzy Halimi, qui m’avait mise en contact avec deux de mes futurs collègues aixois qui étaient au jury d’agreg avec elle, j’avais rencontré en juillet à Paris Jean-Pierre Martin, un américaniste donc, et William Toboul, un angliciste. Je me suis pointée au lycée Claude Monet le dernier jour de l’oral et j’ai ainsi pu faire la connaissance de ces deux futurs collègues. Parce qu’évidemment, j’étais assez inquiète, je me demandais où je mettais les pieds. Je savais que si j’avais été recrutée, c’est que quelqu’un, en interne, n’avait pas été promu et titularisé, donc je marchais un peu sur des œufs. Tous deux m’ont rassurée, que non, non, non, ils étaient ravis que je vienne à Aix, etc. Et me voilà qui débarque à Marseille du Mistral, le train de nuit à l’époque, par un beau matin de septembre 81. À 7 heures du matin, il devait déjà faire 30 degrés. Je me souviens quand j’ai fait mon petit discours à mon pot de retraite, j’avais cité cette phrase de Jankélévitch, «L’irréversible, ce n’est pas un été à Capri, c’est un rendez-vous à la gare Saint-Lazare». Pour moi, l’irréversible, c’était une arrivée à la gare Saint-Charles, justement, avec ma valise qui n’était pas en carton mais en tissu… Je relisais récemment Beauvoir, qui raconte dans ses Mémoires son arrivée à Marseille, qui était son premier poste dans le secondaire après l’agrégation. Et elle raconte exactement ce que j’ai vécu, la découverte de Saint-Charles, l’escalier monumental avec ses sculptures, ses colonnes, l’impression d’être dans un pays exotique…
212Et... oui, c’était une expérience assez miraculeuse. L’automne 81 était exceptionnellement beau et chaud. Je me souviens m’être baignée dans les Calanques à la Toussaint. J’ai eu 30 ans le 11 octobre. J’ai escaladé la Sainte-Victoire ce jour-là pour la première fois, la première de multiples ascensions et d’innombrables balades par tous les chemins de la Sainte-Victoire que Jacqueline de Romilly a si amoureusement recensés. Et d’ailleurs je me suis fait réprimander par un vieux randonneur avec son bâton de marche, parce que je portais une espèce de jupon à volant, enfin une jupe bohémienne, avec des espadrilles... Et il m’avait dit que ce n’était pas comme ça qu’on grimpait à la Sainte-Victoire. Là encore, en relisant Beauvoir, j’ai vu qu’elle revendiquait de ne pas avoir la tenue classique d’une randonneuse et de marcher en robe et en espadrilles…
213SV: Il y a donc du Beauvoir en toi.
214SM: Oui, il faut croire. Du Castor. [Rires] On m’avait dit que, du haut de la Sainte-Victoire, par temps clair, par temps de mistral, on voyait jusqu’à la Corse. Je ne suis pas sûre d’avoir vu la Corse mais… Il y avait aussi toutes les merveilles de la région à découvrir, comme un livre d’or qui ne demandait qu’à être feuilleté… Bref, j’ai vécu cette arrivée dans l’euphorie totale, c’était la grande aventure des années Mitterrand, c’était la grande époque du département d’américain.
215SV: Justement, je voulais te faire parler de cet aspect de l’Université de Provence, à l’époque: il y avait un département d’américain.
216SM: Oui, j’ai été formidablement bien accueillie à Aix par mes collègues de ce qui était à l’époque le département d’américain. Il y avait une UER d’anglais qui était divisée en trois départements, un département d’américain, un département d’anglais et un département de linguistique. Évidemment, le département d’américain n’était pas majoritaire, on était une petite dizaine, en anglais ils devaient être entre 30 et 40, et puis en linguistique une autre petite dizaine, quelque chose comme ça. Enfin, c’était le département d’américain auquel j’ai été intégrée, au sein d’une équipe qui comprenait Hélène Christol, Jean-Pierre Martin, qui était à l’époque le doyen de la fac des lettres d’Aix et que j’avais surnommé Dean Martin… Yves et Barbara Lemeunier, Serge Ricard, Pierre Deflaux, Michel Gervaud et Josette Hontanx. C’était une équipe très soudée. Mon souvenir, c’est qu’on était presque autogérés, je ne sais pas si c’était vraiment le cas. On avait une secrétaire dédiée, Madame Voisin, qui était tout à fait remarquable. On avait une autonomie pédagogique totale. On avait même une Bibliothèque d’américain très bien fournie, grâce à divers legs et dons du Consulat des États-Unis à Marseille. Et surtout, je crois qu’on avait une fierté disciplinaire non dissimulée. Ce qui fait qu’il y avait un certain nombre de conflits au sein de l’UER, l’UER avant qu’elle ne devienne une UFR, des conflits d’ordre politique, au sens large, c’est-à-dire des conflits qui portaient justement sur la place de l’américain. Il fallait affirmer et défendre notre place dans un contexte, national aussi bien que local, où l’anglistique restait à prédominance britannique et où les études américaines faisaient figure de parents pauvres. Et Aix était quand même à l’époque une des très rares universités où, justement, la place des études américaines était en quelque sorte institutionnalisée. Je crois que c’était peut-être le cas à Bordeaux aussi.
217PA: Oui, il y avait à Bordeaux une équipe de recherche qui réunissait uniquement des américanistes.
218SM: À Aix aussi, il y avait le GRENA, le Groupe de recherche et d’études nord-américaines, qui fédérait les américanistes. À l’époque, le CARA, le Centre aixois de recherches anglaises, fédérait les anglicistes. Et je suppose que les linguistes devaient avoir un groupe aussi.
219SV: Quand tu es arrivée en 1981, le GRENA existait déjà?
220SM: Oui, depuis quelques années. Et c’est Serge Ricard qui s’en occupait, qui en était le responsable, je ne sais pas s’il avait un statut officiel, mais enfin qui l’animait et s’occupait de l’organisation des colloques, des publications aussi. On tenait un colloque annuel en mars avec des collègues qui venaient d’un peu partout en France et même de l’étranger. D’ailleurs, on avait un certain nombre de fidèles, Wolfgang Binder qui venait d’Erlangen et Liliane Kerjan de Rennes, Sylvia Ullmo, Pierre Lépinasse, Mokhtar Ben Barka, des collègues de Louisiane…
221SV: Yves Carlet.
222SM: Oui, Yves Carlet bien sûr, et Michel Bandry qui venait souvent aussi. Anne-Marie Bidault qui était spécialiste de cinéma, qui venait de Nanterre… Pour revenir à ma décision concernant Wellesley, en fait, même si j’étais, au départ, partagée, notamment à cause de Pierre, je me suis aperçue très vite que j’allais plutôt rester en France. Je pense qu’à la Toussaint, j’avais déjà pris ma décision... Malgré mes attaches sentimentales à Yale et les complications de l’éloignement, j’ai écrit à Wellesley pour expliquer que je renonçais à mon poste, que je renonçais donc à poursuivre la procédure de tenure. Le département m’a alors très élégamment proposé de revenir quand je voulais comme Visiting Professor, ce que j’ai fait une fois, ou comme Visiting Scholar, ce que j’ai fait aussi à l’occasion d’un sabbatique. Et puis, grâce à ma présence à Aix, ils ont mis sur pied un programme de Junior Year Abroad, Wellesley-in-Aix, qui a eu beaucoup de succès, ce qui fait qu’on a continué à avoir une relation privilégiée avec des échanges d’enseignants et de lectrices. Ça n’a donc pas été une rupture. On m’a souvent demandé pourquoi j’avais choisi de rester en France, plutôt que de garder ce poste où j’avais toutes les chances d’être titularisée et qui, par bien des côtés, était quand même assez mirifique, certainement sur le plan financier et sur le plan des conditions de la recherche aussi. Là, par exemple, j’avais un an de junior leave auquel j’ai renoncé… La réponse, je crois, est essentiellement liée au contexte du système, donc le système américain par rapport au système français. J’ai parlé de la pression que je ressentais quand j’étais à Wellesley, cette double pression des évaluations… Ce n’était pas tellement l’obligation de publier, le publish or perish, c’était plutôt quelque chose qui faussait, pour moi, les rapports entre collègues, puisque c’étaient des collègues qui jugeaient de l’avancement d’une carrière, ou qui mettaient fin à un contrat. J’ai mentionné que ma première année, on était six assistants nouvellement recrutés. À la fin de l’année, on n’était plus que quatre, parmi les six qui avaient été recrutés sur des contrats d’un an. À chaque fois, c’étaient des situations humaines très pénibles. Cette pression, accentuée par les droits de scolarité exorbitants pratiqués dans ces universités privées, était assez difficile à vivre. En d’autres termes, tout ce qui faisait de ce poste dans une université américaine prestigieuse une expérience enviable à tous points de vue– la liberté académique, la beauté du campus, la richesse culturelle d’une ville comme Boston, les moyens somptuaires mis à disposition pour la recherche…–tout cela avait un prix. Et surtout, j’ai pris conscience que, même quand je serais titularisée, si je l’étais, je n’échapperais pas à ce système. Je serais simplement de l’autre côté de la barrière et je devrais à mon tour évaluer mes junior colleagues et décider de leur renouvellement ou non, de leur titularisation ou non… Oui, j’aimais mieux le système français où on était, j’allais dire, libres et égaux, et où on n’avait pas à exercer finalement ce pouvoir, un peu, de vie ou de mort sur ses collègues et amis. Donc, une fois recrutée et adoptée par Aix, le choix s’est imposé de lui-même, quasi instantanément, et je ne l’ai jamais regretté. Je l’ai d’autant moins regretté que j’ai eu la chance, tout au long de ma carrière aixoise, de continuer à aller aux États-Unis très régulièrement, deux ou trois fois par an en moyenne, y compris pour de longs séjours, grâce à ma carte verte et à plusieurs congés sabbatiques. J’ai donc pu bénéficier de conditions idéales pour ma recherche, puisque je pouvais travailler librement en bibliothèque à Yale comme à Wellesley.
223SV: Pour revenir au GRENA, le centre de recherche américaniste aixois, une des forces que vous aviez, c’était de travailler de façon transversale, c’est-à-dire les civilisationnistes et les littéraires ensemble sur les mêmes colloques par exemple, non?
224SM: Tout-à-fait. C’est-à-dire qu’en général, on choisissait un thème qui était bivalent. On a travaillé, par exemple, sur «Mythes et représentations», où il pouvait y avoir un volet plus historique et culturel, et un volet plus littéraire. En fait, on fonctionnait dans le cadre de l’aire géographique, chacun trouvait toujours un créneau.
225SV: Pour insérer sa recherche.
226SM: Pour présenter quelque chose. On a travaillé sur «Voyageurs et voyages», une autre année sur «La Transgression», une autre sur «Hagiographie et iconoclastie». On se réunissait et on essayait de se mettre d’accord. Il y avait peut-être une petite dominante civilisationniste.
Couvertures d’actes du GRENA, entre 1984 et 2000.
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©Presses universitaires de Provence
227SV: Oui, parce qu’il y avait quand même Jean-Pierre Martin, Hélène Christol, Serge Ricard, qui étaient un peu des pointures à l’époque.
228SM: Disons que les thèmes n’étaient jamais purement littéraires, littéraro-littéraires, non. C’était ouvert. Et puis l’équipe, les collègues de l’extérieur aussi étaient assez polyvalents... Liliane Kerjan, par exemple, a communiqué sur la Cour suprême aussi bien que sur le théâtre américain. Les communications d’Yves Carlet, souvent, portaient sur le cinéma. Enfin, c’était une joyeuse équipe. Et j’aimerais rendre hommage à Serge Ricard, qui a beaucoup œuvré pour le GRENA, qui en était la cheville ouvrière. Il s’occupait avec beaucoup de soin des publications, des négociations aussi autour du financement de ces publications, parce qu’à l’époque on avait quand même très peu de fonds. Enfin, je crois que c’était un groupe de recherche américaniste qui était un des rares en tant que tel dans le paysage de l’anglistique des années 70-90.
229SV: Vous aviez des liens avec l’AFEA?
230SM: Oui, il y avait un correspondant. J’ai longtemps été correspondante du GRENA à l’AFEA. On a organisé le congrès de l’AFEA en 2000. Et puis, oui, les uns et les autres, on y allait... Je me souviens avoir co-dirigé un atelier avec Hélène Christol à Lyon ou à La Rochelle, je ne me rappelle plus. On est allées ensemble à Lisbonne, à Pau aussi.
231SV: Moi j’ai connu Aix en 94, je crois. Vous aviez fait un colloque sur Paul Auster.
232SM: 94, oui.
233SV: Je faisais ma thèse, à l’époque, sur Auster et j’étais venue communiquer. Il était très impressionnant, ce colloque, il y avait vraiment beaucoup de monde. Actes Sud était présent.
234SM: Ah oui, on avait fait venir Actes Sud. Ça avait été une grosse machine. Je crois que c’est le seul colloque qu’on ait fait sur un auteur. C’était assez pionnier, à l’époque.
235SV: Oui, c’était un peu le début de la grande période d’Auster. Actes Sud avait projeté un documentaire, je crois, une interview d’Auster. Tu ne te souviens pas de quelque chose comme ça?
236SM: Je me souviens qu’Hubert Nyssen était venu avec sa femme, la traductrice, dont j’ai oublié le nom.
237SV: Oui, Christine Le Bœuf. Vous aviez fait une co-édition entre Actes Sud et les Presses de l’université de Provence et c’était un très beau volume, l’un des tout premiers à être consacré à l’œuvre de Paul Auster.
Couverture de L’œuvre de Paul Auster. Approches et lectures plurielles, Annick Duperray (ed.), Actes Sud/Presses de l’université de Provence, 1995.
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©Actes Sud
238SM: Je me souviens que Serge Ricard avait reçu une lettre d’Auster. On l’avait invité. Il avait décliné, mais nous avait répondu.
239SM: Voilà pour le début de mes années aixoises... Alors quand même, une petite parenthèse pour dire que mon investissement dans l’enseignement du français ne s’est pas totalement arrêté avec mon départ de Wellesley, puisqu’il s’est prolongé avec la poursuite de l’aventure de French in Action, entre 84 et 86.
240SV: Tu peux expliquer un peu ce qu’est French in Action?
241SM: Oui. French in Action, au départ, c’est ce qu’on appelait à Yale la Méthode, ou la Méthode orale, qui était une méthode d’enseignement du français débutant, fondée sur la technique d’immersion totale. À l’origine, c’était un cours qui avait été créé au moment de la Deuxième Guerre mondiale pour donner aux soldats américains des rudiments de français. Enfin ça, c’est un peu, comment dire, l’ur-méthode, qui s’est ensuite développée pendant une vingtaine d’années à Yale sous l’impulsion de Pierre Capretz et de Jean Boorsch, qui en était le fondateur historique au moment de la guerre. Quand je l’ai enseignée, dans les années 70, c’était un cours multimédia à base de diapositives, de supports plus ou moins bricolés, il y avait des brochures ronéotées, dans lesquels figuraient des cartoons de dessinateurs célèbres, Sempé, Serre, Bellus, Faizant, Dubout, Effel, etc. Et puis tout un appareil pédagogique, à la fois écrit et de bandes-audio, pour un travail intensif en laboratoire. C’est le cours que j’ai enseigné à Yale pendant deux ans et à nouveau, ensuite, à Wellesley pendant trois ans. En 1985, grâce à de très gros financements de la Fondation Annenberg/ CPB –la Corporation for Public Broadcasting–, du NEH, de la Florence Gould Foundation, sans oublier l’aide financière du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Culture et du Haut-Commissariat à la langue française, le programme est passé à la vitesse supérieure avec le tournage d’un film en France, sous la forme d’un feuilleton de 52 épisodes, accompagné d’une foultitude de supports pédagogiques, d’extraits de films, de publicités etc., ajoutés en post-production. Sorti en septembre 1987 sous le titre French in Action, le programme a été diffusé pendant des années sur plus de 130 chaînes du réseau PBS. Il a été utilisé dans plus de 2000 collèges et universités et distribué dans le monde entier. Il a donc connu un succès absolument considérable pendant une trentaine d’années et a valu à Pierre d’être distingué en 2009 comme Yale Innovator, c’est-à-dire qu’il faisait partie des 10 innovateurs qui avaient déposé des licences qui rapportaient le plus de royalties à l’université. Le premier, c’était un médicament contre le HIV, après il y avait un médicament contre l’hépatite, puis le vaccin contre la maladie de Lyme, etc. Essentiellement des licences médicales ou technologiques, un logiciel de biologie structurale aussi, X-PLOR. De mon côté, j’ai évidemment suivi de près cette prodigieuse aventure et j’y ai modestement participé. Pendant le tournage, j’étais photographe de plateau. Et j’étais aussi co-auteur du Study Guide, un des ouvrages qui accompagnait la vidéo et le textbook, où j’ai travaillé essentiellement sur les notes culturelles.
Couvertures de French in Action, second and third editions, Yale University Press, 1994, 2012.
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© Yale University Press
242SV: Je ne savais pas que tu avais été aussi investie dans la fabrication.
243SM: Si, parce que finalement, Pierre, ça l’a occupé pendant toutes ces années 80. Et pendant deux ans, il était plus ou moins constamment en France. Et puis c’était quand même une très, très grosse machine à mettre en route.
244SV: Je me souviens qu’un jour, tu m’avais raconté que vous étiez montés dans l’avion et qu’il y avait un passager qui l’avait reconnu.
245SM: Ça arrivait tout le temps… C’était incroyable. Dans l’avion, souvent, c’étaient les stewards qui arrivaient avec des bouteilles de champagne. Mais aussi au restaurant, à Paris, et dans les endroits les plus improbables. Une fois, je me rappelle à Vienne, pas en Autriche, mais à côté de Lyon, dans un restaurant. Même une fois au Mexique, dans une queue de supermarché, il y a quelqu’un qui débarque et qui l’interpelle, un Mexicain, parce que la méthode était aussi distribuée dans tout un tas de pays… Une autre fois aussi dans les Pyrénées, dans un petit restaurant à Martres-Tolosane, une rencontre très étrange, c’était en fait la tante de Fassbinder, le cinéaste allemand... Elle était persuadée que Pierre était un chef d’orchestre célèbre et qu’elle l’avait rencontré à Los Angeles... Elle ne voulait pas en démordre! [Rires]
246SV: Et en fait, c’était parce que son visage était attaché à French in Action.
Pierre Capretz, La Rochelle.
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© Sylvie Mathé.
247SM: Oui, elle pensait que c’était Karajan ou Bernstein, je ne sais pas… Les cheveux, peut-être...
248SV: Il y a un chapitre aussi que j’aimerais bien qu’on ouvre, sur e-Rea, la revue du LERMA, dont tu t’es occupée assez longtemps.
249SM: Oh oui, e-Rea, j’en ai repris la rédaction en chef en 2008, et je m’en suis occupée pendant six ans jusqu’en 2014, à une époque où c’était un tournant dans l’histoire de la revue. Elle existait depuis 2003, je crois qu’il y avait une dizaine de numéros déjà, qui étaient parus sous la direction de Joanny Moulin. Mais disons que la revue publiait jusque-là essentiellement des articles littéraires, et c’est ce qui a changé dans notre nouvelle mouture, puisqu’on a voulu que cette revue, qui était l’émanation de notre groupe de recherche devenu entretemps le LERMA, représente l’ensemble de ses membres. e-Rea se proposait donc de refléter la composition pluridisciplinaire du laboratoire, avec une alternance de numéros, ou plutôt de dossiers, entre les différents domaines. On a à présent deux dossiers par numéro, à l’époque on n’en avait qu’un par numéro. Les coordinateurs de dossiers pouvaient être aixois mais venir aussi de l’extérieur. On a récemment publié un numéro anniversaire pour les 20 ans d’e-Rea, qui nous a permis non seulement de retracer le chemin parcouru, l’évolution de la revue, de son format et de sa diffusion, l’introduction de nouvelles rubriques, etc., mais aussi de faire un retour sur l’élaboration d’un certain nombre de dossiers, sur les collaborations instaurées avec leurs responsables, et sur le bilan à tirer de cette aventure collective.
250SV: En fait, vous avez été toutes les deux directrices d’une revue, puisque Pascale, toi, tu as créé Leaves. Qu’est-ce que vous en retenez?
251PA: Cette expérience, c’était quand même plus facile parce qu’on voyait d’autres revues qui existaient telles que la vôtre. Nous, on a débuté en 2015 et on fêtera le 10ème anniversaire l’année prochaine. On voyait ce qui se faisait dans les autres revues et en particulier chez vous. Donc on a puisé de l’inspiration quand même.
252SM: Oui, c’est vrai qu’on était un peu pionniers, il n’y avait pas énormément de modèles, à l’époque. Je crois que Miranda existait. Miranda, peut-être Lisa. Il se trouve aussi que Marin Dacos était à Aix et que tout ce processus très complexe autour de l’open édition, de l’évolution de l’offre Freemium, de la politique de l’accès libre, tout ça se faisait à Aix. On ne travaillait pas spécialement avec eux, mais on était quand même un peu aux premières loges.
253SV: Oui, je pense que c’est Joanny Moulin qui a eu l’idée de transformer la revue en revue électronique. Et puis, il y avait Mike Hinchliffe aussi, qui est à la retraite maintenant, et qui a longtemps été secrétaire de rédaction. Il était très branché informatique, et il savait faire plein de choses à une époque où on était très peu nombreux à pouvoir le suivre.
254SM: Oui, il y a eu Mike, qui a fait la conversion des PDF. Et ensuite Grégoire Lacaze qui a pris la relève. C’était indispensable, je n’avais pas du tout les compétences pour… Ce que j’en retiens, c’est que c’était un travail d’équipe qui m’a beaucoup plu justement parce que c’était collectif et que c’était une façon, finalement, de souder les collègues autour de projets. Il se trouve qu’à l’époque, j’étais aussi directrice du département, ce qui fait que j’avais un peu les deux casquettes, la casquette pédagogico-administrative et cette casquette davantage recherche-édition. Et la revue était une façon d’encourager la carrière des collègues, de les aider à publier. Un peu comme ce que faisait Serge Ricard pour le GRENA, c’est-à-dire nous pousser à communiquer, publier… Oui j’étais contente de pouvoir le faire à mon tour, à une échelle un peu plus vaste.
255SV: e-Rea a été créée en quelle année? La revue papier, la première version?
256SM: Au départ, c’était une revue papier qui s’appelait Réa. Réa, je dirais que c’était entre 2000 et 2002, quelque chose comme ça. Et puis, e-Rea à partir de 2003. Il y avait 10 numéros quand j’ai repris la rédaction-en-chef en 2008.
257SV: C’est une revue qui s’est tout doucement développée, installée dans le paysage.
258SM: Oui, et qui je crois, effectivement, a servi aussi de modèle pour d’autres... C’est un peu ce qui est ressorti de ce numéro anniversaire. On avait demandé à certains collègues qui avaient coordonné des dossiers de faire des retours sur cette expérience.
259SV: Ce n’est pas facile aujourd’hui, je trouve, parce que des revues, maintenant, il en existe plein. Presque chaque université en a créé une. Et ce n’est pas évident de coexister, d’avoir à la fois des bonnes propositions, de se distinguer un petit peu, d’avoir une identité. Et puis, pour les américanistes, en plus, il y a Transatlantica.
260SM: Et Leaves, c’est la revue de CLIMAS?
261PA: Leaves, c’est aussi une revue transversale. Tout ce qui relève de l’anglais.
262SM: C’est une revue biannuelle?
263PA: Oui. Mais au début, c’était le gros défi, arriver à... Je me souviens, c’était obsessionnel chez moi, il fallait vraiment publier. Alors, pour établir la revue, une des propositions était un rythme de publication un peu libre et irrégulier, ce que permet le format électronique, mais je ne l’ai pas souhaité.
264SM: Tu es toujours au comité de rédaction?
265PA: Oui.
266SM: Moi aussi j’y suis restée, finalement c’est bien.
267SV: C’est très bien, je trouve, d’avoir une continuité. Le site d’Hépistéa a une rubrique dédiée aux revues et c’est peut-être la rubrique la plus fournie, pour le moment, parce que les collègues qui s’en occupent ont écrit à tous les directeurs de publications pour qu’ils fassent une notice sur leur revue, qui développe son histoire, sa nature, son identité, son évolution etc. Et le nombre de notices qu’on a déjà reçues est impressionnant. Il y a des revues très spécialisées, sur Conrad, ou Shakespeare, bien sûr, des auteurs comme ça.
268SV: Si on revient un petit peu sur le département d’américain, qui a été refondu par la suite dans un département d’anglais, tu t’es, à un moment, investie dans le département et dans sa direction.
269SM: Oui, aussi.
270SV: Qu’est-ce que tu tires de cette expérience-là?
271SM: J’aimerais revenir un peu en arrière et évoquer mon expérience d’enseignement. Si on reprend la chronologie, quand je suis arrivée au département d’américain en 1981, j’étais en quelque sorte en surnombre, vu que j’avais été nommée... en plus, parce que les autres collègues à ce concours de recrutement avaient été soit promus maîtres-assistants, soit étaient restés assistants, mais ils étaient toujours là. Donc la première année, j’ai fait essentiellement des cours pour non-spécialistes, j’avais juste un TD de littérature américaine en licence avec Pierre Deflaux, où il avait mis au programme Maggie, A Girl of the Street, Gatsby et Catch-22. C’était une toute petite incursion pour moi dans le domaine de la littérature des États-Unis, mais dès la deuxième année, j’ai commencé à avoir un service plus ou moins à plein temps en américain. J’ai enseigné à tous les niveaux de l’américain, de la L1 jusqu’à l’agreg et au DEA, graduellement, au fil des ans. J’ai assuré aussi la préparation au CAPES de lettres modernes pendant plusieurs années.
272SV: L’épreuve d’anglais?
273SM: La version et l’épreuve de commentaire de texte à l’oral. L’avantage d’enseigner à tous les niveaux, c’est que ça permet d’avoir une vue d’ensemble de l’architecture du cursus, puisqu’en américain, on s’efforçait justement de bâtir un cursus progressif et cohérent, de donner les bases en première année et de construire un cursus à partir de là. Le cours d’histoire et de civilisation en première année couvrait toute l’histoire des États-Unis, plus quelques questions de civilisation. Donc on ne commençait la littérature qu’en deuxième année, l’idée étant qu’il fallait donner en quelque sorte le background historique avant de commencer les textes. Et puis, en licence, on poursuivait avec des incursions plus ciblées sur telle ou telle question d’histoire ou de civilisation, tel ou tel auteur. Je trouvais que ça marchait très bien. J’ai commencé aussi à diriger des mémoires de maîtrise, dans un premier temps, et de DEA assez vite. En fait, j’ai été intégrée dans l’équipe de DEA presque tout de suite, au bout de deux ou trois ans, ce qui m’a permis de suivre les étudiants, de la L1 jusqu’à l’agrégation et au DEA. Donc, c’était très stimulant. Côté administratif, je dirais que les responsabilités se sont accrues au fil des ans. Les premières années, j’étais assez libre. En partie parce que c’était une époque où on avait un secrétariat très structuré et où, finalement, les tâches administratives ne nous incombaient pas ou guère.
274SV: Époque bénie.
275SM: Oui. The good old days. Au fil des ans, ça s’est dégradé, et mon investissement est devenu exponentiel. Mais j’ai eu la chance de diriger le département d’études anglophones à une période où on était encore une unité assez soudée... On n’était plus un département d’américain depuis un certain temps, puisque l’UER d’anglais était devenue, entretemps, un département d’anglais, avec des sections d’américain, de linguistique et d’anglais. Quand j’ai pris la direction, c’était donc la direction du département d’anglais au sens large. Mais c’était à une époque où on avait toujours un secrétariat très solide, très étoffé, je crois qu’il y avait six secrétaires ces années-là, plus une secrétaire en chef qui était extrêmement compétente. D’abord Mme Voisin, puis Mme Guitou. On avait une autonomie budgétaire qu’on a perdue par la suite quand le département a été fondu dans un pôle Langues. Enfin, c’était plutôt la grande époque pour assumer cette responsabilité. Cela dit, malheureusement pour moi, les circonstances qui ont coïncidé avec mes deux mandats n’ont pas été très favorables sur le plan politique, puisque j’ai fait deux mandats de deux ans, quatre ans en tout entre 2005 et 2009, et sur ces quatre ans, il y a eu trois crises majeures. En 2006 d’abord, le CPE, le Contrat première embauche, a entraîné un premier mouvement étudiant et enseignant qui a duré de février à avril… Rebelote l’année suivante, à l’automne 2007, avec la LRU, la loi Pécresse, qui introduisait l’autonomie des universités et qui a déclenché une autre crise qui s’est prolongée, avec grève et blocage de la fac… Le pire était encore à venir, avec la réforme de la masterisation en 2009. Là, on a été en grève pendant presque tout le semestre, de mars à juin. La fac était bloquée, il n’y avait plus de cours, il a fallu repenser toute la formation pour la suite, la question de la validation de ce semestre où il ne s’était rien passé, ou des cours sporadiques sur le cours Mirabeau et autres... Ça a été une période très difficile à tous points de vue. Heureusement, pour moi, c’était la fin de mon deuxième mandat et j’ai été bien contente, après ça, de rendre mon tablier et d’avoir un sabbatique que j’ai passé à Yale… Tu dois t’en souvenir, Sophie?
276SV: Oui, très bien, ça avait été particulièrement délicat… Deux mandats donc?
277SM: Oui, deux mandats de deux ans. En même temps, j’avais d’autres responsabilités. J’étais responsable du master, j’étais aussi à un moment à la direction de l’ACNA, l’Aire culturelle nord-américaine, qui était l’équipe de recherche américaniste au sein du LERMA. Après ça, j’ai été directrice adjointe du LERMA. Et je suis devenue rédactrice en chef de la revue e-Rea en 2008, toutes ces tâches selon des périodes qui se chevauchaient parfois ou qui se succédaient. Je reviens un peu en arrière, à propos de l’enseignement. J’ai assuré aussi deux missions, des cours d’agrégation à l’ENS de Tunis, une année sur Babbitt et l’autre sur Rabbit, Run.
278SV: Babbitt et Rabbit. Tu y as passé un certain temps? Comment ça s’est organisé?
279SM: C’étaient des cours intensifs, sur une semaine, trois ou quatre heures de cours par jour, pendant cinq ou six jours, ce qui faisait plus ou moins l’équivalent d’un semestre. C’était quand même très fatigant, c’était fin juin et il faisait déjà très chaud dans des locaux qui n’étaient pas climatisés. Et j’ai appris d’ailleurs qu’à l’ENS de Tunis, l’hiver, il n’y avait pas de chauffage non plus. Or, quoi qu’on pense, il peut faire très froid en Méditerranée l’hiver. Donc c’était un groupe de normaliennes, qui avaient été sélectionnées selon le même système de concours, copié sur le modèle français. Elles étaient cinq ou six, de très bon niveau, et au programme d’agrégation il y avait au moins un auteur américain. Par la suite, j’ai co-dirigé une thèse à l’Université de Sfax, avec un collègue tunisien…
280SV: Avant ça, tu peux peut-être dire un mot des collègues avec qui tu as travaillé en particulier pendant ces années au département, les plus proches.
281SM: Au département, j’étais surtout très proche de mes collègues américanistes, Hélène Christol bien sûr, avec qui j’ai collaboré pour notre anthologie de littérature, American Fiction, Yves et Barbara Lemeunier aussi, des piliers de l’équipe, dont l’hospitalité était légendaire… Comme il se trouve que j’enseignais l’histoire en première année, j’étais aussi très proche des collègues historiens et civilisationnistes comme Jean-Pierre Martin et Serge Ricard, et plus tard Gérard Hugues quand il a rejoint le département.
An Introduction to American Fiction, Hélène Christol et Sylvie Mathé (eds.), Ellipses, 2000.
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©Ellipses
282SV: Je dois dire que quand je suis arrivée à Aix en 1997, très vite, il y a eu une réunion de la section d’américain, des littéraires, qui portait sur les programmes et les examens. Je me revois dans un bureau dans lequel il y avait encore un tableau, et on a passé deux ou trois heures à discuter des programmes, de l’examen, du sujet, du type de texte, des questions. Je revois Barbara Lemeunier, dont la classe m’impressionnait beaucoup, avec une craie à la main, qui notait les idées des uns et des autres au tableau. Et j’étais impressionnée, j’avais été AMN dans une université, ATER dans une autre, et jamais je n’avais vu des gens qui discutaient aussi collectivement, et aussi longuement pour un examen.
283SM: C’est vrai. C’était une belle expérience de self-government… On était à fond pour l’autogestion. Mais ce qui me frappait aussi, c’est que les littéraires et les civilisationnistes n’étaient pas scindés en deux groupes. Chacun participait aux discussions d’ensemble, sur l’architecture de la maquette par exemple, sur les programmes de tronc commun ou d’option…
284PA: Vous ne le faites plus?
285SV: Beaucoup moins, d’abord parce que les sections, aujourd’hui, ne sont plus modelées sur les aires géographiques mais regroupent les littéraires d’un côté, les civilisationnistes de l’autre, et enfin les linguistes.
286SM: Oui, on est passé des aires géographiques à des spécialités disciplinaires.
287SV: Et c’est plus la même chose, il n’y a plus la même harmonie...
288SM: Avant, ça s’articulait très bien, et je pense que pour les étudiants, c’était très formateur. Les anglicistes, évidemment, nous objectaient toujours que nous, on pouvait faire ça, parce que l’histoire et la littérature des États-Unis avaient une courte traîne, alors que pour la littérature britannique, il fallait remonter bien plus loin… Donc, c’était beaucoup plus difficile pour eux d’avoir ces surveys comme on les pratiquait en américain.
289SV: L’impression que j’ai maintenant, c’est que les maquettes sont devenues tellement complexes, avec des options, des UE d’informatique, les projets professionnels… Avant, c’était très simple. Tu avais l’américain, la linguistique, la grammaire, la traduction, le britannique. Tu avais des blocs clairement identifiables. Alors que maintenant, les cursus sont très morcelés. Ça fait longtemps que je ne maîtrise plus du tout les maquettes de la licence ou du master. Je vais faire mon cours, je ne sais pas trop ce qui se fait à côté. Alors qu’avant, je savais ce qui se faisait en civi…
290SM: Oui, on savait aussi ce qu’on avait fait l’année d’avant. Ça permettait de faire des rappels... Par exemple, quand je parlais à des étudiants de L3 dans un cours sur Hawthorne, je pouvais faire allusion à la période coloniale et je savais ce qu’ils savaient, en tout cas ce qu’ils étaient censés savoir. En fait, j’ai pris ma retraite juste au moment où on est passé du système des aires géographiques à l’organisation par discipline. Je ne sais pas quel type de cohérence il y a, ou si on cherche à en établir.
291SV: C’est beaucoup trop compliqué, je trouve. La structure de la nouvelle offre de formation, qu’on inaugurera à la rentrée, est d’une complexité fantastique.
292SM: Il me semble qu’on était plus préoccupés, finalement, par des questions d’architecture disciplinaire, de progression. Une architecture avec une progression entre, disons, la L1 et, idéalement, l’agrégation. Les étudiants devaient avoir la formation de base qui leur permettrait de faire face aux auteurs, aux sujets des concours.
293SV: Mais toi, Sylvie, comment es-tu arrivée à ton HDR? Comment es-tu devenue prof?
294SM: Comment je suis devenue prof? Ça m’a pris un certain temps, parce que justement, il y avait toujours cet investissement franco-américain qui m’a pas mal retardée au début de ma reconversion en France. J’ai longtemps cherché un directeur d’HDR. En fait je ne trouvais personne. J’ai songé à Teyssandier, mais ce n’était pas vraiment un américaniste et il était surbooké, avec treize thésards à la douzaine. On m’avait suggéré Marie-Christine Lemardeley-Cunci, mais Marie-Christine avait été une amie très proche, on avait fait nos études ensemble, ce n’était pas possible. Et je n’avais pas non plus tellement envie de prendre quelqu’un à Paris. Mon provincialisme, peut-être, me poussait plutôt à chercher ailleurs... J’ai longtemps espéré que Pierre Gault accepterait de me diriger, on ne parlait pas encore de garant à l’époque, mais il était en fin de carrière et ne souhaitait pas charger sa barque. Jean-Pierre Martin m’a alors encouragée à contacter Claude Fleurdorge, qui était à Montpellier et dont tout le monde, Carlet, Bandry, me chantait les louanges… C’était quelqu’un de la génération de Martin.
295SV: Quelle était sa spécialité?
296SM: La fiction sudiste, comme beaucoup de gens à Montpellier. Il a été un des fondateurs de la revue Delta, que dirigeait Michel Bandry...
297SV: Avant, il y avait Claude Richard, je crois?
298SM: Oui, Claude Richard qui est mort assez jeune, dans les années 80. Ensuite Yves Carlet a rejoint cette équipe de Montpellier.
299SV: Donc tu t’es inscrite avec Fleurdorge?
300SM: Oui, je me suis bien entendue avec lui et je me suis inscrite avec lui. Et au jury, il y avait Martine Chard-Hutchinson, Hubert Teyssandier, Annick Duperray, et le cinquième, c’était Carlet qui présidait. À l’issue de mon HDR, il se trouve qu’il y avait un poste à Aix et un à Montpellier justement. Celui de Montpellier était profilé en littérature américaine, il est resté vacant cette année-là. Celui d’Aix avait été profilé «Américain», donc il était ouvert, soit pour un littéraire, soit pour un civilisationniste. Et en l’occurrence, c’est moi qui ai été recrutée.
301SV: C’est le poste de Jean-Pierre Martin, je crois, qui est parti à ce moment-là?
302SM: En 97, oui. Et moi, j’ai été élue sur son poste en 98.
303SV: Et ton HDR, ton mémoire de synthèse, portait sur quoi?
304SM: Il n’y avait pas de sujet particulier. C’étaient les débuts de l’HDR et on ne demandait pas de monographie à part, à l’époque. J’ai donc présenté la synthèse de mes travaux. Je m’étais efforcée de regrouper mes différents travaux sous un certain nombre de chapeaux et de tirer les fils. J’étais très fière, d’ailleurs, de mes chapeaux. La première partie s’intitulait «Sous le signe de Janus», la deuxième «Sous le signe de Satan», et la troisième «Sous le signe de Saturne».
305SV: Tu avais écrit le Updike pour l’HDR?
306SM: Non, je l’ai fait après. Donc c’était un exercice de synthèse un peu acrobatique.
307SV : Sous Janus, tu plaçais quoi?
308SM: Janus, c’étaient essentiellement les figures de l’ambiguïté. Un certain nombre de mes travaux entraient dans cette catégorie, à commencer par ma thèse sur Updike, ce qu’il appelle cette «yes-but quality» dans sa fiction. Mon premier article sur Hawkes dans Poétique, «’Mon évocation à travers un verre doré’: l’énonciation dans Second Skin», portait précisément sur la manipulation du discours à la première personne. Mon premier article sur Salinger, «De la subversion à la séduction: la rhétorique du discours affectif dans The Catcher in the Rye», était aussi une étude du statut du je, des caprices de la confession et de la subversion du discours. Et figurait aussi dans ce chapitre sur Janus mon travail sur l’oxymore, notamment l’article sur The Scarlet Letter que j’ai publié dans Style, «The Reader May Not Choose», où j’étudie comment l’oxymore inscrit dans le texte l’impossibilité du choix que le lecteur est censé opérer. C’est un article séminal, l’un de ceux dont je suis la plus fière, qui m’a occupée pas loin de six mois pendant un sabbatique. J’avais inclus également dans cette rubrique mon article sur The Invention of Solitude, le jeu entre le «je» et le A. entre les deux livres, ainsi que deux ou trois études sur des questions de clôture romanesque, les clôtures équivoques: la fin oxymorique de The Scarlet Letter, l’étude de la clôture ouverte de The Ambassadors, et l’article dans la RFEA sur «The Snows of Kilimanjaro» qui examine la double clôture de la nouvelle. C’était le premier volet. «Sous le signe de Satan» portait sur les figures du mal. Dans cette catégorie figurait mon étude sur Joan Didion, «What makes Iago evil ?», où j’analyse l’obsession du mal chez Didion, la hantise de la tragédie et l’irrévocable culpabilité qu’elle suscite, ces cautionary tales que sont ses essais comme sa fiction. On y retrouvait aussi l’étude sur Second Skin, l’intelligence «noire» de la narration qui juxtapose un récit accouché et un récit avorté, de même que l’article que j’ai écrit sur la nouvelle «The Shawl» de Cynthia Ozick, après tout un travail de recherche autour de la Shoah. En dernier lieu venait le volet sur Saturne, qui recouvrait Eros et Thanatos ainsi que l’irréversible et la nostalgie chez Updike, dépression et mélancolie chez Salinger et Auster, la littérature et la mort dans «The Snows» et «The Book of Memory», la blancheur du sens chez Didion, et ça se terminait sur la notion de don et pardon… Dans une deuxième partie, j’ai essayé de faire le même travail sur le plan méthodologique, de dessiner donc une sorte de pointillé méthodologique. Je suis revenue sur les outils critiques qui m’ont servi pour ces travaux en essayant de les regrouper selon différents axes: les travaux qui relevaient de la poétique, donc narratologie, rhétorique, stylistique. C’était le premier pan. Le second portait sur l’influence de la déconstruction, déconstruction et postmodernisme, dans ces études mettant en jeu l’indétermination du sens, la double clôture, la blancheur du sens, etc. Et le troisième et dernier pan envisageait le rôle de la réception, du dialogisme et de l’intertextualité, ce chœur de voix que la fiction fait entendre…
309SV: Est-ce que la rédaction de cette synthèse a été un bon moment, pour toi? Comment as-tu vécu ce travail de l’HDR?
310SM: J’ai eu mon moment Eurêka, le moment où j’ai trouvé ce plan, qui m’a permis de débrouiller l’écheveau, de tirer les fils et de faire apparaître les lignes de force, parce que c’était le plus difficile, finalement, concernant des travaux qui s’échelonnaient sur une vingtaine d’années, dont certains avaient été rédigés pour des colloques, dans des contextes divers et variables, d’autres directement pour des publications… Essayer de trouver ce qui malgré tout pouvait dessiner une cohérence, sinon la, du moins les figures dans le tapis. En dehors du moment Eurêka, je dirais que c’était quand même ardu et j’y ai consacré pas mal de temps…
311PA: Est-ce qu’en faisant ce travail-là, tu as, je ne sais pas, découvert quelque chose, une logique sous-jacente, parce que c’est souvent comme ça… Comme tu dis, on tire tous des fils, on essaye de trouver une cohérence, et parfois, on se rend compte de certaines choses qu’on n’a pas voulu faire consciemment…
312SM: Oui, je me suis rendu compte, finalement, qu’en filigrane, dans tous ces travaux, il était quand même beaucoup question de mort, de l’imbrication entre la littérature et la mort. Ça correspond peut-être aussi à une période de ma vie, je ne sais pas. Oui, la survie par les textes. Je venais de lire le livre de Danielle Sallenave, Le don des morts, à ce moment-là, et j’y avais trouvé beaucoup d’échos. C’est un très beau texte.
313SV: Et est-ce qu’après l’HDR, tu t’es dit, j’ai envie de faire ci, j’ai envie de faire ça, est-ce que ça a tracé des perspectives?
314SM: J’avais songé, dans un premier temps, à me réorienter vers le cinéma américain. J’avais publié sur Short Cuts pour les concours, et j’ai écrit ensuite sur The Player, toujours d’Altman, et aussi sur Manhattan de Woody Allen à l’occasion de deux colloques au Canada. J’ai assuré les cours d’agreg sur A Streetcar Named Desire et The House of Mirth, avec leurs pendants filmiques, et j’ai aussi fait un cours de Master axé sur l’adaptation cinématographique d’un corpus de nouvelles. Mais finalement, l’HDR a surtout déclenché un retour à Updike. En dehors de ma thèse, dans mes travaux d’HDR, il y avait un seul article sur lui.
315SV: Pas tant que ça, donc.
316SM: Un seul, oui. Et très tardif, c’était, je crois, l’un des derniers, ou le dernier. Il était intitulé «Voyage au pays des morts, l’irréversible et la nostalgie». Je crois que ça a amorcé ce retour aux sources.
317SV: Merci à Updike, donc. D’où le livre dont on a parlé tout à l’heure.
318SM: Oui, il y a eu le livre un peu plus tard, il est paru en 2002. Je suis aussi revenue à Salinger.
319SV: Tu avais dirigé le numéro de la collection Profils Américains.
Couverture de J. D. Salinger, Sylvie Mathé (ed.), Profils américains, PUM, 2002.
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©PUM
320SM: Oui, j’ai dirigé ou co-dirigé pas mal d’ouvrages collectifs par la suite. Il y a eu L’Antiaméricanisme. Antiamericanism at Home and Abroad, qui a été traduit en grec, ce qui avait fait dire à Jean-Pierre Martin que grande était sa surprise de se retrouver traduit en grec et ainsi mis à la disposition de l’intelligentsia hellénique… Et, dans son style inimitable, il ajoutait: «Que Jehovah et Zeus les protègent des colonels et de leurs alliés!»
Couvertures de L’antiaméricanisme. Anti-Americanism at Home and Abroad, Sylvie Mathé (ed.), Presses de l’Université de Provence, 2000, et de sa traduction en grec, éditions Patakis (Athènes), 2006.
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321Ensuite est paru Amérique fin de siècle, c’était l’un des derniers colloques du GRENA, peut-être le dernier. Puis le Profils Américains sur Salinger, en 2002. On s’est ensuite lancés dans la thématique des villes, et le volume Regards croisés sur Chicago, le premier d’une sorte de trilogie consacrée à la ville américaine, est paru en 2004, avant San Francisco. À l’Ouest d’Eden en 2012 et Regards croisés sur La Nouvelle Orléans, la cité décalée en 2016. Il y a eu aussi Cultures de la confession, formes de l’aveu dans le monde anglophone en 2006, colloque pour lequel j’avais fait venir Peter Brooks de Yale.
Couvertures de Regards croisés sur Chicago (S. Mathé, ed., PUP, 2004), San Francisco. À l’Ouest d’Eden (S. Vallas, R. Phelan, S. Mathé et H. Christol eds., PUP, 2012) et Cultures de la confession, formes de l’aveu dans le monde anglophone (S. Mathé et G. Teulié, eds., PUP, 2006).
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©Presses universitaires de Provence
322SV: La série de colloques sur les villes américaines, c’était ton idée aussi ?
323SM: C’était la fin du GRENA, mais le projet était né d’une réflexion collective, toujours. Le GRENA a été remplacé par l’ACNA, l’Aire culturelle nord-américaine. Pour San Francisco, c’était l’ACNA, et puis après, pour La Nouvelle-Orléans, c’était le LERMA. Entretemps, il y a eu aussi le 11 septembre, un projet en collaboration avec le «Projet Lower Manhattan» d’UQAM, qui a donné lieu à deux colloques, un à Aix en 2010 et l’autre à Montréal en 2011. On va peut-être en reparler. Si je regarde l’ensemble, je dirais qu’il y a des constellations critiques dans mes travaux, autour de certains auteurs: Updike, Salinger, Auster, Hemingway… J’ai souvent fait retour sur ces auteurs de prédilection. Au fond, je dirais que ma recherche est peut-être plus rhizomatique qu’arborescente…
324SV: Peut-être juste pour revenir à ce que tu as dit sur Salinger. Tu as dirigé un numéro de Profils américains et tu as publié plusieurs articles sur lui. Et aussi, je me souviens qu’on l’a enseigné à Aix, en licence 3, à un moment. Tu disais que, finalement, Salinger est un petit peu plus vieux qu’Updike, mais ils sont en quelque sorte jumelés dans la mémoire de la littérature américaine de cette époque. Qu’est-ce que tu leur trouves, toi, de commun?
325SM: Je crois qu’il faut regarder du côté des nouvelles, certaines nouvelles, en particulier parmi les premières d’Updike, celles qu’il a publiées les premières années dans le New Yorker. C’est une espèce d’agilité verbale, le rôle des épiphanies, les épiphanies du quotidien, une certaine mélancolie aussi, je dirais, qu’ils ont en commun. Updike a reconnu sa dette envers Salinger, la révélation qu’avait été pour lui la découverte de ses nouvelles, des nouvelles qui restaient ouvertes, dont l’absence de forme était rafraîchissante… Et aussi ce ton qui lui parlait, cette mise en avant de l’introversion et de la vie intérieure.
326SV: Tu as ajouté Cheever à la liste de ces auteurs New Yorker, tout à l’heure.
327SM: Oui, Cheever pour la peinture de cette société bourgeoise ou petite-bourgeoise de la côte Est essentiellement. Cheever est, avec Updike, Richard Yates et Richard Ford, un des écrivains qui ont le mieux dépeint la classe moyenne de l’Amérique d’après-guerre, dans ce qu’on a appelé the age of anxiety. Le protagoniste de la saga des Rabbit, cet Everyman d’une petite ville de Pennsylvanie, ne s’appelle-t-il pas Harry «Rabbit» Angstrom?
328SV: Et pourtant, d’un côté il y a l’Amérique moyenne, médiocre, les gens ordinaires chez Updike, et de l’autre côté il y a les créatures Upper East ou West Side de Salinger, représentatifs d’une famille upper middle class. Deux mondes très différents, quand même. Et puis ce côté très extraordinaire du monde de Salinger, avec ces enfants super doués.
329SM: L’extraordinaire, chez Updike, n’est pas dans l’exhibitionnisme intellectuel ou linguistique. Il est plutôt dans le côté secret des choses. Une autre chose, par rapport à la question précédente, à propos des pistes vers lesquelles je pensais m’orienter après l’HDR. Je crois aussi que ça a été le début d’une réflexion que j’ai développée dans la décennie suivante autour de l’émotion. Je suis passée, disons, d’études un peu formalistes, par exemple celle qui est parue dans Poétique sur Hawkes, qui est vraiment très genettienne, ou celle sur l’oxymore chez Hawthorne, qui a aussi un substrat stylistique, formaliste, très important, à un autre type d’exploration. Peut-être à commencer par l’article sur «The Shawl», et cette plongée dans la Shoah à travers une nouvelle qui en est comme une synecdoque, une miniature paradigmatique, je me suis orientée vers une analyse de l’émotion et de l’indicible, la façon de dire ce qui ne peut pas être dit. C’est quelque chose que j’ai essayé de travailler par la suite, et qui a d’ailleurs mené à terme, au début des années 2010, au dossier pour la RFEA «Que peut la littérature?». Tu vois, tout à l’heure, quand tu me posais la question à propos d’une possible contribution que je pourrais faire à «A Book in the Life», la nouvelle rubrique que tu diriges dans notre revue e-Rea, je t’ai répondu: «Longtemps je me suis couché de bonne heure», la leçon inaugurale de Barthes au Collège de France. C’est le moment où le Barthes dernière période dit qu’après avoir été ce critique qui s’intéressait à la forme, il décide d’abandonner son «surmoi théorique» et se tourne vers l’affect, vers ces sommets du roman que sont la scène de la mort du vieux prince Bolkonski, le père du prince André, dans Guerre et paix, et la mort de la grand-mère de Marcel dans La Recherche… C’est un peu le même mouvement pour moi. Donc oui, je crois qu’il y a eu cette évolution…
Que peut la littérature? Sylvie Mathé (ed.), Revue française d’études américaines, Belin, n°130, 2011.
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©Belin
330SV: Cette exploration de l’émotion, de l’intime, va de pair avec cet intérêt chez toi qu’on repère, par exemple, dans ce livre récent, Updike and Politics, auquel tu as contribué. Un intérêt pour le politique, l’historique, que l’on voit dans tes travaux sur la Shoah, ou sur le 11 septembre. Ce double colloque sur le 11 septembre aussi, c’est toi qui l’avais proposé...
Couverture de European Perspectives on the Literature of 9/11, Sylvie Mathé et Sophie Vallas (eds.), Michel Houdiard, 2014.
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©Michel Houdiard
331SM: Oui, d’autant que dans les textes que j’ai écrits sur le 11 septembre, je m’étais beaucoup intéressée à la figure du terroriste, ce qui rejoint ici encore la thématique du mal. Qu’est-ce qui se passe dans la tête du terroriste, comment est-ce qu’on peut se mettre dans la tête du terroriste, qu’est-ce que ça fait de donner à penser et à ressentir la toxicité qui est partie prenante de ce type de représentation? Cette orientation vers l’affect transparaît dans les différents titres de mes articles de cette période des années 2000, «Some sort of trembling melody», mon article sur la guerre en creux de Salinger, autour du non-dit de ses nouvelles de guerre, ces nouvelles du Saturday Evening Post qui n’ont pas été republiées par la suite, qui sont des textes de jeunesse mais où on sent justement cette émotion autour de la guerre; «Caritas, la littérature comme guide de vieselon Roland Barthes», inspiré précisément par cette leçon inaugurale au Collège de France; sur Pynchon aussi, l’article pour le colloque San Francisco, «Francisco vs. Narciso: San Francisco comme cœur compassionnel dans The Crying of Lot 49», où j’analyse l’opposition entre San Francisco, Saint-François, et San Narciso, l’empire de Narcisse, dans le roman; ou encore l’étude de la mort de Ralph dans The Portrait of a Lady pour le dossier RFEA; et donc «Sous les yeux de l’Occident», la figure du terroriste comme l’autre dans la fiction du 11 septembre. Oui, c’est un peu le chemin que j’ai suivi…
332SV: Ce qui nous mène aussi d’ailleurs à Hemingway parce que le travail que tu as fait récemment sur Hemingway reporter, c’est Hemingway observant et écrivant sur la guerre, c’est le très jeune Hemingway journaliste en Turquie.
333SM: Ma période favorite d’Hemingway, c’est le Hemingway des années 20, et tout particulièrement son premier recueil de nouvelles, In Our Time. Je l’avais mis au programme en licence. Pour un colloque d’agreg à Toulouse sur The Grapes of Wrath, j’avais fait une étude intertextuelle des vignettes de In Our Time et des chapitres intercalaires du roman de Steinbeck. In Our Time, c’est pour moi un des chefs-d’œuvre, si ce n’est le chef-d’œuvre d’Hemingway.
334SV: C’est magnifique.
335SM: Quand on m’a proposé d’écrire ce livre sur ses reportages en Turquie, sous l’occupation d’Istanbul…
336SV: Tu as travaillé sur des archives?
337SM: J’ai d’abord beaucoup travaillé sur le background historique de la fin de l’Empire Ottoman et de la Première Guerre mondiale, et surtout la suite, c’est-à-dire la dislocation de cet Empire, le traité de Sèvres, etc. Et pour ce qui est d’Hemingway, j’ai travaillé essentiellement à partir des dépêches elles-mêmes, qui ont été rassemblées en un volume, Dateline Toronto. Le volume couvre la période où il a été reporter pour le Toronto Star, entre 1920 et 1924. Les dépêches sont classées dans l’ordre de publication, donc de parution dans le Toronto Star. Mais, en ce qui concerne la Turquie, cet ordre de publication ne correspond pas, en fait, à la séquence de composition des dépêches, parce que certaines étaient envoyées par avion, d’autres étaient des câbles, donc c’était instantané, d’autres partaient par bateau. Ce qui fait que quand on lit l’ouvrage, on a un peu de mal à suivre la séquence des événements. La première dépêche, un long récit sur son départ de Paris et la traversée des Balkans, a été rédigée dans le train et postée de Sofia pendant une escale de l’Orient-Express, mais elle ne paraît que deux semaines plus tard, après une série de câbles qui ont été télégraphiés d’Istanbul et donc publiés sans délais. Le récit de son premier jour à Istanbul arrive de même beaucoup plus tard dans le recueil, parce qu’entre-temps, d’autres envois sont partis par avion, et celui-là par bateau. Donc finalement, après avoir fait une première étude en suivant l’ordre de parution des dépêches, où j’avais quand même un peu de mal à restituer le contexte pour chacune, j’ai croisé deux ou trois biographies et j’ai pu ainsi rétablir la séquence de composition à peu près exacte, même s’il reste deux ou trois dépêches dont la date de rédaction est incertaine. Je dois dire que j’étais contente, parce que c’est quelque chose qui n’avait jamais été fait, et je pense que ce rétablissement éclaire non seulement la séquence des événements, mais aussi leurs répercussions. Car dans le projet que j’ai présenté, je ne voulais pas seulement commenter ces dépêches et les inscrire dans leur contexte historique, ce que demandait avant tout l’éditeur, le livre faisant partie d’une collection sur l’indépendance de la Turquie dans le cadre de la commémoration du centenaire de cette indépendance. Ce qui m’intéressait, c’était de rattacher ces dépêches à ses textes de fiction, de montrer d’une part comment cette écriture journalistique avait modelé son style comme écrivain, et au-delà, comment ces dépêches ponctuelles avaient été réutilisées, reprises, recyclées aussi, dans un certain nombre de ses textes, de façon soit transparente, soit latente. Ainsi la dépêche où il décrit l’exode des paysans grecs après l’armistice–tous les Grecs orthodoxes et les Arméniens qui vivaient à l’est du fleuve Maritza devant alors rejoindre l’ouest de la Macédoine et la Grèce–a été retravaillée et reprise dans In Our Time. Et ce qui est intéressant, justement, c’est le travail de condensation qu’opère Hemingway, ce qui fait que la dépêche journalistique elle-même est beaucoup plus longue et beaucoup plus narrative que le texte littéraire qui va en sortir. La vignette de In Our Time est très condensée, il ne reste plus que trois paragraphes sur les cinq que comprend la dépêche. De même, alors que dans la dépêche on trouve une trentaine d’adjectifs, il n’en reste plus qu’une dizaine dans la vignette. Cette réécriture est ainsi presque comme une sorte de test de laboratoire, et on peut voir comment son style s’est forgé, le processus de transmutation à l’œuvre. Et puis il y a aussi des passages comme la retraite de Caporetto dans A Farewell to Arms, qui constitue un assez long chapitre du roman, et qui est en fait quelque chose qu’il n’a pas lui-même vécu, puisque cette retraite a eu lieu en novembre 1917 et qu’il n’est arrivé en Italie qu’en juin 1918. Donc la retraite de Caporetto, c’est en fait la transposition d’une retraite qu’il a effectivement vécue et pu voir de ses propres yeux, mais en 1922, en Thrace, à savoir la retraite des troupes grecques après leur défaite face à Mustafa Kemal.
Maquette de l’ouvrage Ernest Hemingway reporter, sous l’occupation d’Istanbul, Sylvie Mathé, Turquoise, à paraître.
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©Turquoise
338SV: Le livre est en français ou en anglais?
339SM: En français, pour l’éditeur Turquoise. Pour revenir sur les nœuds de ma production, j’ai parlé de Cynthia Ozick et du rôle de l’émotion, mais je n’ai pas évoqué l’article sur Styron pour Études anglaises, «The Grey Zone dans Sophie’s Choice». C’est là aussi un travail qui m’a beaucoup intéressée dans la continuité de mon étude sur «The Shawl», qui a aussi beaucoup pesé, parce que toute cette recherche est évidemment extrêmement douloureuse. Le roman offre un remarquable croisement de ces préoccupations autour de l’ambiguïté de l’énonciation et, en même temps, de préoccupations éthiques. Je disais que l’émotion était ce vers quoi mes travaux avaient tendu après l’HDR, l’émotion et, oui, les questions éthiques.
340SV: D’ailleurs, pendant un temps, le thème du LERMA, c’était«Éthique et esthétique».
341SM: Éthique et esthétique, exactement. Et le dossier «Que peut la littérature?» est un thème qui dérive directement de ces préoccupations. Pour ce volume, j’ai été très inspirée par Sandra Laugier dans son volume Éthique, littérature, vie humaine.
342SV: C’est un beau numéro de la RFEA.
343SM: Et aussi, très récemment, il y a eu pas mal de choses sur Updike...
344SV: Là, c’est le retour aux sources.
345SM: Oui, avec l’investissement dans la John Updike Society qui a vu le jour après le décès de l’écrivain, en 2009. J’ai d’abord assisté à un symposium de l’American Literature Association à Savannah à l’automne 2009, où il y avait un atelier Updike et où j’ai rencontré les premiers Updikiens. Et l’année suivante à San Francisco, la Société rejoignait pour la première fois l’ALA, qui se définit comme «A Coalition of Author Societies». J’ai été invitée à participer au Board et je m’investis depuis activement dans toutes les activités de la Société. Pascale, tu connais James Schiff, qui est notre généreux mécène, d’une part, et qui, d’autre part, est aussi un des piliers de la Société, et notamment le rédacteur en chef de la John Updike Review. Je suis membre du comité de rédaction de la revue, une très belle revue papier semestrielle publiée par l’Université de Cincinnati, qui est un outil pour promouvoir l’avenir des études updikiennes. Elle décerne aussi un prix des jeunes chercheurs que ton thésard, Sophie, a obtenu pour son étude de Terrorist… Adel Nouar.
Couverture du premier numéro de la John Updike Review, vol. 1, N°1, Fall 2011.
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©The John Updike Review
346La Société organise par ailleurs des congrès bisannuels, en principe en alternance aux États-Unis et à l’étranger. Pour l’instant, on n’est allé qu’une fois à l’étranger, à Belgrade, en 2018. Le congrès devait avoir lieu en 2022 en Géorgie, mais vu la situation en Ukraine, ce projet a été reporté sine die. Entretemps, avec le COVID, nous sommes passés aux années impaires et le dernier congrès s’est tenu en septembre 2023 en Arizona. On essaie toujours de trouver un lieu de congrès avec un ancrage updikien. Le plus souvent, c’est la Pennsylvanie, Reading et Shillington. Ça a été aussi Boston, avec Harvard et Ipswich. En ce qui concerne l’Arizona, il se trouve qu’à la fin de sa vie, Updike avait acheté deux casitas, de très jolies maisonnettes mexicaines au bord du désert, dans un endroit magnifique à côté de Tucson, au pied des Catalina Mountains, où il passait l’hiver avec sa deuxième femme. Et le couple qui a racheté ces deux casitas, et qui est un peu tombé dans la marmite de la société Updike, a décidé d’offrir une sorte de scholarship, une résidence de deux semaines au mois de mai dans une de ces casitas. La Société a abondé avec une bourse de 1000 dollars… Une autre façon d’essayer de promouvoir les études updikiennes. Il y a aussi la maison d’enfance d’Updike à Shillington, que la Société a pu racheter grâce à la Schiff Foundation. C’est devenu un musée, qui est inscrit au registre national historique et qui a beaucoup de succès.
La maison d’enfance de John Updike à Shillington, Pennsylvanie, le jour où elle est devenue «Pennsylvania Historic Marker», 2 octobre 2021.
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© Sylvie Mathé
347La famille d’Updike est un autre atout considérable pour la Société. Ses quatre enfants sont non seulement tous membres de la Société, mais ils assistent à nos différents congrès. Son fils cadet, Michael, a épousé une Updikienne russe qu’il a rencontrée au congrès de Belgrade... Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que ses enfants participent à nos manifestations scientifiques avec des présentations qui nous permettent d’entrer dans l’intimité de la famille, ils nous montrent des photos personnelles, etc. L’année où le congrès avait lieu à Boston, on a été reçus par sa première femme qui nous a fait visiter leur maison à Ipswich, son bureau, sa bibliothèque… et qui a partagé des albums photos avec nous. Idem en Pennsylvanie, où on se rend toujours sur les lieux de sa jeunesse, d’une part bien sûr sa maison de Shillington, au 117 Pennsylvania Avenue, dont la Société est désormais propriétaire, mais aussi son lycée, la ferme de sa mère et de ses grands-parents à Plowville, le cimetière où il est enterré… La ville de Reading, aussi, où il a travaillé un été pour le journal local, le Reading Eagle, et le restaurant qu’il fréquentait à côté, le Peanut Bar… Des pèlerinages, sinon religieux, du moins mémoriels, qui redonnent vie à son œuvre. En fait, la John Updike Society est plutôt atypique en ce qu’elle joue certes son rôle institutionnel et académique, mais qu’elle ouvre aussi des horizons beaucoup plus larges… Il est remarquable que parmi les membres les plus fidèles de la Société figurent des collègues et chercheurs de cinq continents, qui n’hésitent pas à se déplacer depuis l’Europe bien sûr, l’Irlande, la France, la Serbie…, mais aussi l’Inde, le Japon, la Chine, le Brésil. Je pense aussi que l’existence de la John Updike Society a relancé de nombreux projets d’ouvrages, notamment European Perspectives on John Updike ou Updike and Politics auxquels j’ai contribué.
Couvertures de European Perspectives on John Updike, Laurence W. Mazzeno et Sue Norton (eds.), Boydell and Brewer, 2018 et Updike and Politics. New Considerations, Matthew Shipe et Scott Dill (eds.), Lexington Books, 2019.
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©Boydell and Brewer et Lexington Books
348SV: Est-ce qu’on lit Updike aux États-Unis davantage qu’en Europe?
349SM: Pour moi, un des tests, ce sont les librairies. Qu’est-ce qu’on vend dans les librairies? Bon, il se trouve que les librairies américaines, aujourd’hui, il n’y en a quasiment plus. Ce sont des chaînes, des sortes de supermarchés du livre. On vend la même chose partout. Bien sûr, il y a les bouquinistes, les librairies de niche, d’occasion, mais non, je dirais que d’une façon générale, Updike n’est pas en tête de gondole. Cela dit, Rabbit, Run est toujours sur la liste des 100 romans américains qui tiennent le haut de l’affiche dans ce genre de hit-parade... Son nom n’a pas totalement disparu.
350SV: Est-ce qu’on l’étudie en classe? Les élèves l’étudient-ils au lycée, comme Gatsby?
351SM: Je pense qu’il fait maintenant partie de la zone de danger... Certains sujets abordés, certaines scènes sexuelles et autres, il faudrait tellement de trigger warnings! James Schiff, par exemple, qui enseigne à l’Université de Cincinnati et à qui je pose souvent la question, me dit que oui, il continue de mettre Updike au programme, mais pour des cours gradués. Récemment, en Arizona, on a eu une table ronde sur «The Centaur at 60», parce que souvent, nos tables rondes sont axées sur des anniversaires. On essayait de voir quelle était la réception du roman 60 ans après sa parution. Et il y avait un relativement jeune collègue qui a dit qu’il enseignait toujours The Centaur dans le cadre d’un cours sur l’adolescence, en même temps que Catcher. Il y a eu aussi une communication très intéressante autour de la figure du père, qui est un homme un peu écrasé par sa destinée, par sa famille et son travail de prof dans un lycée où il est maltraité par ses élèves et par son administration... La communication portait sur le mal-être enseignant, ce que c’est qu’être enseignant, la charge mentale et la déperdition de vitalité que cela implique... Un biais intéressant, assez novateur.
352SV: Et j’ai remarqué que tu n’avais pas dirigé de thèse sur Updike.
353SM: Non, effectivement. D’une part, en tant que directrice de thèse, je n’ai jamais imposé de sujet à qui que ce soit. J’ai dirigé un ou deux DEA, notamment sur l’épilogue de la saga de Rabbit, Rabbit Remembered, et j’ai aussi dirigé des mémoires de master sur Of the Farm, je crois, un autre sur The Afterlife… Au niveau thèse, j’ai siégé à la soutenance de thèse d’Aristi Trendel, à ma connaissance la seule thèse qui ait été faite sur Updike après la mienne. C’était sous la direction de Bleikasten, à Strasbourg. Elle portait, je crois, sur les nouvelles. Les thèses que j’ai dirigées, ce sont les étudiants qui ont décidé des sujets, avec moi, bien sûr, pour les guider. Il se trouve qu’une de mes thésardes, Anne Lesme, qui a travaillé sur l’enfant dans la photographie sociale américaine pendant la période progressiste et le New Deal, avait fait son DEA avec moi sur Rabbit Remembered, mais non, c’est vrai, je ne me suis d’ailleurs jamais vraiment posé la question. J’ai plutôt essayé de travailler avec mes thésards autour de leurs idées et de ce qu’ils présentaient comme projets. Mais effectivement, je pense que ça montre bien qu’il n’était plus tellement sur les radars. Qu’il l’a été jusqu’à un certain point, peut-être jusque dans les années 90... Quoiqu’il y ait quand même eu un regain d’intérêt avec Terrorist, qui a été un bestseller à sa parution en 2006.
354SV: Et même l’objet d’une polémique...
355SM: Oui, le roman a connu un très grand succès mais il a été assez controversé. Ce qu’Updike dit avoir voulu faire, c’est transposer dans Terrorist une problématique qui était celle d’une de ses premières nouvelles, «Pigeon Feathers», sur un adolescent un peu à la recherche de Dieu, mais dans un contexte chrétien, protestant, un schéma qu’il a essayé de projeter, mais ce n’est pas très réussi, sur la psyché d’un adolescent musulman du New Jersey après le 11 septembre.
356SV: Adel Nouar en avait parlé dans sa thèse, et il en a tiré un article qui a été publié dans The John Updike Review, qui a obtenu le prix des jeunes chercheurs, comme tu l’as évoqué tout à l’heure. Et plus largement, concernant ton expérience de directrice de thèse, est-ce que c’est quelque chose que tu as aimé faire?
357SM: Ah oui, beaucoup. J’ai eu avec toutes mes thésardes et thésard d’excellentes relations. Ça a été des voyages, d’une certaine façon, dans des univers très différents, qu’il s’agisse de l’écriture de l’inquiétude chez Carver, Wolff et Ford, l’enfant dans la photographie sociale américaine, Nathanael West ou Edward Albee, l’écriture du SIDA et de la mort dans la littérature gay, ou les voix du silence dans des films réalisés par des femmes. Ça, c’était ma thésarde en cotutelle à Sfax. Ça a été un des aspects de la profession que j’ai préférés. En fait, j’ai toujours eu l’impression que la première partie de ma carrière, je parle de ma carrière en France, c’était la partie où j’étais le plus impliquée dans mes cours, créer des cours, participer à la vie du département d’américain, etc. Avec, bien sûr, de la recherche, mais finalement pas énormément tout à fait au début. Dans un deuxième temps, il y a eu une accélération sur le plan recherche qui m’a amenée à l’HDR. Et ensuite, il y a eu la phase de direction de thèses mais qui a coïncidé avec des années d’administration intenses, qui m’ont fait souffrir sur le plan des cours, justement. Parce que j’avais l’impression que je n’avais plus de temps à consacrer à mes cours. Je partais en cours, j’attrapais un dossier au vol en sortant d’une réunion, et je plongeais dans mon amphi ou ma salle de cours. C’était assez schizophrène.
358SV: Oui, c’est vrai que les tâches administratives, ça déséquilibre souvent nos semaines. On est un peu en pilotage automatique pour les cours, parfois.
359SM: D’ailleurs, ce que j’ai beaucoup apprécié, dans les dernières années avant ma retraite, c’était justement de pouvoir revenir à l’enseignement. Et je crois que je n’ai jamais autant aimé enseigner qu’à ce moment-là, parce que... j’étais plus ou moins délestée des responsabilités administratives, et j’avais peut-être aussi moins d’appréhension par rapport à ce que je faisais. Donc cette dernière phase a été consacrée essentiellement à l’enseignement et à la recherche, y compris la direction de recherche. J’ai trouvé que c’était la plus agréable, au fond.
360PA: Est-ce que, parmi tes doctorants, il y en a une ou un qui t’a particulièrement marquée?
361SM: Celle qui m’a sans doute le plus marquée, pour différentes raisons, entre autres parce que c’était la première, c’est Neige Sinno, qui a travaillé sur les nouvellistes Raymond Carver, Tobias Wolff et Richard Ford. Ce n’était pas une étudiante que j’avais eue en cours, elle est arrivée de Nice pour s’inscrire en thèse après avoir fait un M2 de lettres. Oui, je dirais que ça a été la direction peut-être la plus facile, parce que Neige savait tout faire, qu’elle avait une agilité et une profondeur intellectuelles exceptionnelles, et qu’elle écrivait dans un français tout à fait remarquable.
Jury de soutenance de Neige Sinno, Université de Provence, Aix-en-Provence, juin 2005 (Sylvie Mathé, Liliane Kerjan, Noëlle Batt, Marie-Christine Lemardeley-Cunci, Hélène Christol).
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© Archives Neige Sinno
362Disons que, dans son cas, la part d’accouchement était considérablement facilitée. Et j’ajouterai que je suis très fière du phénoménal succès qu’elle rencontre depuis un an en tant qu’autrice avec Triste tigre. C’est une consécration pour elle, mais c’est aussi une fierté pour moi. Absolument.
Sylvie Mathé et Neige Sinno, présentation de Triste tigre à la librairie Les champs magnétiques, Paris, 17novembre 2023.
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© Irène Théry
363SV: On voulait aussi te poser une question à propos de ton article sur l’enseignement de la littérature des États-Unis en France.
364SM: C’est un projet qui a été initié par deux collègues américains, autour de la réception de la littérature des États-Unis en Europe. Ce sont les mêmes collègues, Larry Mazzeno et Sue Norton, qui avaient coordonné le volume European Perspectives on John Updike, un livre qui rassemblait tout un ensemble de participations, de l’Angleterre et l’Irlande à l’Allemagne, l’Autriche, le Portugal, la Serbie et la Grèce, sans oublier la France bien sûr... Douze essais en tout. Pour le volume Contemporary American Fiction in the European Classroom, qui est paru en 2022, un certain nombre de contributeurs ont choisi de zoomer sur l’enseignement de tel auteur ou tel texte: A Mercy de Morrison en Hongrie, No-No Boy au Royaume-Uni, Octavia Butler en Suède, Thomas Pynchon et David Foster Wallace en Estonie, Donald Barthelme à la Sorbonne, Danzi Senna et Colson Whitehead au Portugal… Qu’est-ce que c’est qu’enseigner Philip Roth au Danemark, enseigner Shimamanda Ngozi Adichie en Irlande? Un certain nombre de fenêtres ponctuelles donc, comme teaching Marilynne Robinson à des Milléniaux britanniques, teaching post-Black aesthetics and the coming-of-age novels au Portugal, etc. J’avais choisi une autre optique, qui était de retracer l’historique des études américaines en France pour le dernier chapitre du volume, «What light from the recent past?», de voir d’où elles étaient parties et comment elles se sont développées, essentiellement à partir de l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années 70. J’ai essayé de synthétiser à la fois l’émergence, puis l’affirmation progressive, à partir des années 60, d’un cursus partiellement américain dans un premier temps, puis de cours plus spécifiquement orientés sur l’américain. Et ça m’a amenée par la même occasion à examiner quel était en quelque sorte le canon américain dans l’université française. J’ai fait un recensement de tous les textes de littérature des États-Unis qui ont été mis au programme d’agrégation depuis 1949, puisqu’avant 1949, il n’y en avait pas. Le premier, en 1949, c’était The Scarlet Letter. Et à partir de là, j’ai pu voir quelles étaient les tendances, qui étaient les auteurs qui avaient été programmés le plus souvent, les auteurs et les œuvres. Je peux vous donner le palmarès. Le hit-parade, c’est... The Scarlet Letter, trois fois au programme. Moby Dick, trois fois. Walden, trois fois. Donc on est vraiment dans du très classique. The Red Badge, trois fois. Sister Carrie, trois fois. Ensuite, deux fois on trouve The Ambassadors, The Wings of the Dove, Winesburg, The Sun Also Rises, The Forty-Second Parallel, The Big Money, Of Mice and Men.
365PA: Je peux poser une question? The Big Money et The 42nd Parallel, à quelles dates?
366SM: The Big Money, 1961, 1994. The Forty-Second Parallel, 1955, 1972.
367SV: Et Manhattan Transfer?
368SM: Manhattan, jamais. Et après, j’ai regardé à quel moment la première femme, la première écrivaine était apparue. Assez tard… Edith Wharton avec Ethan Frome, en 1966. Et après, il y a eu McCullers en 69, O’Connor en 76, Grace Paley en 88, Eudora Welty en 92, Morrison en 94 et 2020, Kate Chopin en 96, Willa Cather en 2000 et 2017. Wharton à nouveau, The Custom of the Country, en 2001 et The House of Mirth en 2015. La dernière en date, c’est Sarah Orne Jewett avec The Country of the Pointed Firs, en 2022. Et j’ai recensé les écrivains africains-américains, c’est encore plus raréfié: Go Tell It on the Mountain en 1970, Invisible Man en 1984, Beloved en 1994, Cane en 1998, The Autobiography of Miss Jane Pittman en 2006, et Song of Solomon en 2020. Et pour les Native Americans, Scott Momaday, 1998, House Made of Dawn. C’est tout. J’en ai profité aussi pour mentionner quels avaient été les grands ouvrages critiques parus en France, de la plume d’universitaires français. Voilà, c’est une sorte de...
369SV: … de synthèse.
370SM: C’était très intéressant de pouvoir réinscrire l’histoire de la discipline et de ses acteurs dans leur contexte.
371SV: Très instructif aussi. Il faudra vraiment en faire une notice Hépistéa.
Couverture de Contemporary American Fiction in the European Classroom, Laurence W. Mazzeno et Sue Norton (eds.), Palgrave MacMillan, 2022.
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©Palgrave Macmillan
372SM: Une chose que j’ai apprise, c’était à l’un des colloques de l’American Literature Association, c’est à quel moment on a commencé à donner à la littérature américaine un statut à part entière aux États-Unis. Parce qu’en fait, c’est venu très tard aussi. Un des collègues racontait qu’en 1927, s’est tenu le premier panel de littérature des États-Unis au congrès du MLA, un panel qui était intitulé English XI Commonwealth Literature… Donc, la littérature américaine figurait dans un atelier dont le libellé était Commonwealth Literature! Et il avait fallu trois ans à un certain Fred Lewis Pattee pour obtenir du MLA l’existence de cet atelier de littérature des États-Unis en 1927... En fait, ça coïncide avec la création de la chaire de Charles Cestre à la Sorbonne, la première chaire de littérature et civilisation américaines en France. Elle date de 1927.
373SV: J’ai l’impression que tu as un goût pour l’histoire littéraire. Tu as déjà rédigé plusieurs notices pour le Dictionnaire en ligne d’histoire et d’épistémologie des études anglophones du projet Hépistéa, que nous pilotons au LERMA, et aussi pour le Dictionnaire des passeurs de la littérature des États-Unis en France, créé par notre collègue, Cécile Cottenet, et également en ligne.
374SM: Je crois que ça me ramène en effet à ce qui était une de mes premières amours, l’histoire. C’est pour ça que j’ai trouvé ma place naturelle, si je puis dire, au département d’américain tel qu’il existait quand je l’ai rejoint à Aix, parce que c’était une entité qui combinait l’histoire et la littérature et où on n’était pas cloisonnés... Par exemple, quand j’ai enseigné l’histoire des États-Unis, ça m’a ramenée au cours –c’était exactement la même période, de la colonisation aux années 60–que j’avais suivi quand j’étais au lycée à Rock Island. Oui, je dois être la fille de mon père pour ça aussi, puisqu’il aurait voulu faire des études de lettres, et il a finalement fait de l’histoire.
375SV: Dans tes travaux, comme dans cet article qui était un peu en marge, il y a souvent une mise en perspective historique des auteurs ou des ouvrages sur lesquels tu travailles.
376SM: J’aime faire converger l’approche historique et l’approche littéraire. C’est particulièrement vrai du dernier, le livre sur Hemingway reporter à Istanbul. Je pense que la période où la littérature n’était conçue que comme littérarité hors contexte, avec quelque chose de ludique, manquait pour moi d’un ancrage essentiel, vital. Et je me rends compte que les profs qui m’ont impressionnée, c’étaient justement des profs qui étaient capables d’analyser une œuvre, mais en la rattachant à la vie humaine, et finalement à notre vécu. Quelqu’un que j’ai beaucoup admiré, dans un tout autre contexte puisque je ne l’ai pas eu comme professeur, mais qui avait cette qualité, c’est Alain Bony, avec qui j’ai siégé pendant plusieurs années au jury du concours d’entrée à Normale Sup, et avec qui j’ai eu souvent l’occasion de discuter, ne serait-ce qu’à travers les textes qu’on donnait aux candidats, et je trouvais qu’il avait cette force... Il traversait un texte pour aller au cœur vivant. Or c’était par ailleurs quelqu’un tout ce qu’il y a de plus capé en matière de théorie critique et autre, mais il avait ce talent singulier. Je crois qu’une des choses que j’ai toujours essayé de faire passer auprès de mes étudiants, c’était que la théorie ne soit jamais une sorte de carapace qui isole du texte. Il fallait que la théorie serve le texte. Malgré tout, ce qui est beau, c’est le texte. C’est un discours qui n’était pas forcément très bien entendu à certains moments, mais les choses ont changé aussi.
377SV: Tout à l’heure, tu as évoqué un titre possible pour cet entretien…
378SM: «Un entre-deux transatlantique». Je trouve que c’est ce qui me correspond le mieux. Parce que j’ai toujours été un peu entre-deux, entre-deux beaucoup de choses…
379SV: Je pense que tu es la personne que je connais qui a le plus pris l’avion et le bateau pour les États-Unis.
380SM: C’est vrai. D’ailleurs, pour le Scrapbook que tu avais rassemblé avec Didier Aubert pour le numéro anniversaire des 20 ans de Transatlantica, je t’avais donné une photo…
381SV: Exactement. C’étaient deux transats sur le Queen Mary.
382SM: Je trouvais que ça résumait bien ma vie transatlantique.
Transats sur le Queen Mary 2, 29 mai 2012
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© Sylvie Mathé.
383SV: Oui, absolument. Tu as beaucoup pris le Queen Mary pour aller et venir des États-Unis.
384SM: J’ai fait cinq traversées sur le Queen. Par la force des choses, il faut dire, mais...
385SV: Combien durait la traversée ?
386SM: Une semaine. Une semaine, et on décalait l’horloge d’une heure par jour. On partait de Southampton et on arrivait à Brooklyn. Avant, avec le France, on débarquait de l’autre côté, côté Hudson, mais là, on arrivait par le East River, le port étant à présent Brooklyn. La première fois où je l’ai pris, c’était dans le sens Amérique-France. Donc, on monte sur le paquebot. Il y a toujours une sorte de réception avec un orchestre au moment du départ, le commandant fait un discours, le champagne coule à flot. La première personne sur qui je tombe, c’est Cécile Roudeau, qui revenait de je ne sais où, Austin je crois, avec plein de bagages, et qui avait pris le Queen pour pouvoir rapatrier toutes ses affaires. Et après, je ne l’ai jamais revue de toute la semaine. C’était tellement vaste, ce paquebot. On ne s’est jamais recroisées. Une anecdote amusante à propos du Queen… À cette première traversée, on s’installe avec Pierre dans notre cabine, où je vois que deux livres ont été mis à disposition des passagers: un Atlas et un épais volume, The Best American Short Stories of the Century, édité par John Updike… Première surprise donc! Par la suite, lors d’autres traversées, j’ai pu constater que ces deux mêmes livres étaient toujours présents dans toutes les cabines. J’ouvre le volume et je découvre alors, médusée, l’inscription sur l’étiquette du livre: «First occupant on maiden voyage of QM2 D. J. Olden, Novelty, Ohio USA. I knew Updike at college in the 1950s: a kindly genius». Speak of serendipity!
387SV: Incroyable!
Couverture de John Updike et Katrina Kenison (eds.), The Best American Short Stories of the Century, Houghton Mifflin Harcourt, 1999.
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©Houghton Mifflin Harcourt
388PA: J’aurais encore deux questions à te poser. D’abord, est-ce qu’il y a des fonctions que tu n’as pas exercées et pour lesquelles tu aurais des regrets aujourd’hui?
389SM: Une des fonctions que je n’ai pas exercées, que j’ai failli exercer, c’est la direction de l’école doctorale. Il se trouve qu’en 2014, on m’avait pressentie pour cette responsabilité. Mais ça coïncidait avec le moment où Pierre était très gravement malade. Je n’ai pas voulu accepter. J’ai regretté, parce que je crois que j’aurais bien aimé, surtout après ce que tu m’en as dit, Sophie.
390SV: C’est très intéressant, j’ai beaucoup aimé cette fonction.
391SM: Je n’ai jamais vraiment ambitionné de siéger dans les conseils universitaires. Une chose qui me plaisait quand j’étais à la direction du département, à l’époque où l’université n’était pas encore Aix-Marseille Université mais l’Université de Provence, et où on faisait partie d’une faculté des lettres, c’est qu’on avait accès à la présidence, aux autorités, le vice-président recherche et autres… Donc il n’y avait pas cette espèce de distance stratosphérique telle qu’elle est devenue au moment où la fusion a fait que ce qui était une faculté des lettres est devenue une UFR de lettres, et ce qui était une université à part entière est devenu partie d’un énorme conglomérat de 70000 étudiants. Et j’imagine que ça aurait rendu les choses pour moi beaucoup moins intéressantes.
392PA: J’avais une deuxième question pour toi, sur ton bilan. Tu disais que tu commençais à regarder en arrière quand on t’a parlé de la retraite. Parce que moi, je commence à me poser cette question. Regarde, tu as un CV de 25 pages quand même. Et quand tu regardes en arrière, tu as fait un travail énorme.
393SM: Je dirais, comme dans mon article sur «The Snows of Kilimanjaro», qu’as-tu fait de ton talent? Je crois que j’ai eu beaucoup de chance. Quand je regarde en arrière, je me dis que j’ai eu beaucoup de chance de pouvoir faire les études que j’ai faites, qui m’ont passionnée, de réussir suffisamment pour avoir des ouvertures qui m’ont menée à l’étranger, puis ici sur un poste qui était assez exceptionnel, bref d’avoir eu les opportunités que j’ai eues, d’avoir fait les rencontres que j’ai faites, d’avoir pu enseigner et faire de la recherche dans un milieu porteur et stimulant, au milieu de collègues dont beaucoup sont devenus des amis. Donc, de ce point de vue-là, je n’ai pas de regrets. Quand vous me demandiez si je voulais faire de l’anglais au départ, la réponse n’était pas forcément oui. Mes rêves d’enfant, c’était de devenir chef d’orchestre ou chirurgienne, on en est très loin. Mais finalement, ce que j’ai fait correspond bien à ce que j’aimais. Ou du moins j’ai réussi à faire en sorte qu’en tant qu’angliciste, j’aie pu rejoindre d’autres directions qui m’attiraient, comme l’histoire. Je n’ai jamais été coupée non plus des lettres françaises. J’ai travaillé sur Beauvoir par exemple, sur L’Amérique au jour le jour pour un article publié dans la RFEA, et je prépare une notice sur elle pour le Dictionnaire des passeurs… La culture générale est quelque chose que j’ai toujours essayé d’encourager chez mes étudiants, en faisant des parallèles, en ouvrant des pistes. Tu demandais quel bilan je tirais, c’est ça?
394PA: Oui, c’est ça, ton bilan… et puis comment tu as vécu le moment où tu as dû te «retirer», prendre ta retraite?
395SM: J’ai eu du mal à prendre ma retraite, ça a été une période difficile. Peut-être notamment parce que les dernières années, je pouvais me consacrer presque exclusivement à l’enseignement et à la recherche. Je n’avais plus que des cours de niveau avancé, j’enseignais en option de licence 3, en master et en agreg. C’était très gratifiant de ce point de vue-là. Et puis les étudiants m’ont beaucoup... apporté et aidée. Quand Pierre est mort, les étudiants m’ont énormément aidée à tenir le coup. Ils m’offraient des fleurs, des biscuits home-made etc. C’est grâce à eux que j’ai pu tenir, ne pas m’effondrer. Le fait d’avoir à faire des cours a été une vraie béquille…
396PA: Tu as été une prof heureuse?
397SM: Je crois qu’on peut dire que j’ai été une prof heureuse. J’espère que j’ai rendu mes étudiants heureux. Je pense que dans l’ensemble, j’ai rendu mes collègues plutôt heureux. J’ai essayé dans mes différentes missions d’être à l’écoute, de faire des choses collectivement de préférence. Je me souviens de mon pot de retraite, où je parlais de la vie rêvée des retraités et où je disais que pour moi, c’était d’aller nager... La vie rêvée des anges, des anges retraités, c’est aussi de pouvoir continuer à prendre le large, à faire de la recherche comme je le fais, c’est-à-dire à mon rythme, de participer aux dictionnaires Passeurs et Hépistéa, au programme du LERMA «Histoire(s) et vies des littératures», de communiquer et de publier dans le cadre de la John Updike Society et d’autres projets... Oui, le statut émérite…
398PA: …a ses mérites.
399SM: Il a tout à fait ses mérites, et je pense qu’il aide à vivre et à survivre.
Sylvie Mathé à Yale, Connecticut Hall, Old Campus, 2016.
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© Agnès Bolton